Origine : Echanges mails
suite à la mise en place d'une liste consacrée à
l'oeuvre de Cornélius Castoriadis.
Remerciements :
* A M. Robert Sablayrolles qui a eu la patience et le courage de
venir à bout de mon manuscrit (tâche fort ardue !)
* A Comélius Castoriadis lui-même pour son œuvre
et pour l'accueil qu'il m'a réservé en son domicile,
le 01/04/1993.
* A la lectrice ou au lecteur qui a bien voulu me lire jusqu'au
bout !
Préambule
Il est indéniable que le cours de chaque vie humaine est
en grande partie déterminé par "l'alchimie"
engendrée lors de rencontres réalisées durant
les différentes périodes de l'existence. Ce mémoire
est le fruit d'un tel processus, à savoir : la réunion
d'un esprit en quête de vérité et la pensée
forte et lucide d'un homme pleinement engagé dans l'histoire
: Cornélius Castoriadis.
Ce travail vise donc avant tout à tenter de faire sentir
au lecteur l'attrait puissant qu'a exercé sur l'auteur de
ces lignes une telle oeuvre.
Il s'agit également d'essayer de mieux faire connaître
un penseur qui, sans doute parce qu'il a eu raison "trop tôt"
et 'trop seul" n'a pas encore la place qu'il mérite
dans l'ensemble de la pensée occidentale de cette seconde
moitié du vingtième siècle.
Toutefois, il est évident que les développements
qui vont suivre ne sauraient prétendre avoir extrait, de
manière exhaustive, la "substantifique moelle"
d'une oeuvre aussi riche et complexe. Ils ont plutôt pour
ambition d'initier à la découverte de cette pensée
qui sera utile à tous ceux qui ne se résignent pas
au conformisme dominant qui érige l'apathie comme vertu cardinale
de la vie sociale et politique en cette fin du XX' siècle,
en Occident.
Avant d'entamer ce dialogue avec Cornélius Castoriadis,
il convient de le présenter succinctement afin de mieux le
situer puis de tenter de dégager par la suite le plan d'ensemble
de ce mémoire.
Mais auparavant, il est souhaitable de donner quelques éléments
bibliographiques.
Bibliographie
1) De Cornélius Castoriadis
1. - Ouvrages publiés
Textes de "Socialisme ou barbarie" (réédition)
1973 - "La société bureaucratique"
1 - "Les rapports de Production en Russie" éd
' 10/18
(1990 : Nouvelle édition : Christian Bourgois)
1973 - "La société bureaucratique,
2."La révolution contre la bureaucratie" éd.
10/18
1974 - "L'expérience du mouvement ouvrier"
1 - "Comment lutter" éd. 10/18
1974 - "L'expérience du mouvement ouvrier”.
2. - "Prolétariat et organisation" éd.
10/18
1979 "Capitalisme moderne et révolution"
1 - "L'impérialisme et la guerre" éd. 10/18
1979 "Capitalisme moderne et révolution"
2. - "Le mouvement révolutionnaire sous le capitalisme
moderne" éd. 10/18.
1979 "Le contenu du socialisme" éd. 10/18
1979 "La société française" éd.
10/18
Autres ouvrages :
1975 "L"Institution Imaginaire de la Société"
, Le Seuil
1978 "Les Carrefours du Labyrinthe" , Le Seuil
1980 "De l'écologie à l'autonomie" (avec
Daniel Cohn-Bendit), Le Seuil
1981 "Devant la guerre : les réalités"
Fayard
1986 "Les carrefours du Labyrinthe"
II : Domaines de l'homme", Le Seuil
1990 "Les carrefours du Labyrinthe"
III : "Le monde morcelé", Le Seuil
2.- Articles publiés non repris dans les ouvrages pré-cités
1982 (Printemps) "La crise des sociétés occidentales"
Politique internationale 15
1983 "La contingence dans les affaires humaines" / "L'auto-organisation
de la physique du politique" Ed. Paul Dumonchel et Jean-Pierre
Dupuy - Le Seuil
1985 "Institution première de la société
et Institutions secondes" / "Y a-t-il une théorie
de l'institution ?" Centre d'étude de la famille.
1986 "Les mouvements des années 1960" /Pouvoirs"
39 repris dans la réédition de "La brèche
: 20 ans après" 1988 éd. Complexe (Bruxelles)
1986 "Les enjeux actuels de la démocratie" /Possibles"
Montréal 10 :3/4
1987 "Les significations imaginaires" / "Création
et désordre, l'originel"
1987 "Imaginaire social et changement scientifique" /
"Sens et place des connaissances dans la société"
éd. du CNRS
1987 "Voie sans issue ?”/ "Les scientifiques parlent”
éd. Albert Jacquart, Hachette
1988 "Une exigence politique et humaine" / "Alternatives
Economiques" 53, Janvier
1988 "L’auto-constituante" / "Espace-Temps";
38/39
1990 "Le délabrement de l'occident" / "Esprit"
Décembre
1991 "Un entretien avec Cornélius Castoriadis"
/ "Le Monde" 10 Décembre
1992 "La fin de l'histoire" Ed. du Félin - Librairie
Sauremps (Collectif)
1993 "Une société à la dérive
: l'analyse de Comélius Castoriadis'”/"L'autre
journal" N' 2
2) Sur Cornélius Castoriadis
1980 Francis Guibal "Comélius Castoriadis : un appel
à une lucidité active", Etudes (Juin)
1982 Jacques Ellul : "Mélanges" (PUF)
1985 Marie-Françoise Côte-Jallade/Michel Richard/Jean-François
Skizypczak "Penseurs pour aujourd'hui" éd. Chronique
Sociale (Lyon)
1988 Jürgen Habermas "Le discours philosophique de la
modernité", Paris,
Gallimard (Francfort 1985) Traduit de l'allemand par Christian
Bouchindhomme et Rainer Rochlitz
1989 "Autonomie et auto-transformation de la société,
la philosophie militante de Cornélius Castoriadis" (Ouvrage
collectif) Librairie Droz Genève-Paris
Avertissement
Afin de faciliter la lecture de ce travail nous avons voulu limiter
le plus possible l'usage de la note en tant que renvoi bibliographique.
Nous avons donc préféré utiliser les abréviations
suivantes pour les ouvrages les plus fréquemment cités
:
- A.A.S. = "Autonomie et Auto-transformation de la Société,
la philosophie militante de Cornélius Castoriadis" éd.
Droz (1989)
- I.I.S. = "L'Institution Imaginaire de la Société"
Le Seuil (1975)
-C. L. = "Les Carrefours du Labyrinthe" Le Seuil (1978)
- D. H. = "Domaines de l'homme" Le Seuil (1986)
- M.M. = "Le Monde morcelé" Le Seuil (1990)
- P.O. "L’expérience du mouvement ouvrier: prolétariat
et organisation"
éd. 10/18 (1974)
- E.A. De l'écologie à l'autonomie" Le Seuil
(1980).
En outre, le(s) nombre(s) suivant l'abréviation fera(ont)
référence à la (aux) page(s) de l'ouvrage cité.
Les notes ne reviendront donc qu'à des ouvrages extérieurs
à cette liste ou feront appel à des remarques supplémentaires.
Enfin le sigle C.C. désignera Cornélius Castoriadis
lui-même.
Introduction.
I)- Présentation biographique.
Cornélius Castoriadis est né en 1922, à Constantinople.
Il passe son enfance et sa jeunesse à Athènes. En
1936, il adhère aux "Jeunesses Communistes" sous
la dictature de Metaxas. Il poursuit ensuite des études de
droit, d'économie et de philosophie. Entré dans la
résistance au nazisme pendant la seconde guerre mondiale,
il devient militant dans l'organisation trotskyste animée
par Spiros Stinas. En octobre 1945, il participe à un concours
organisé par l'Institut Français d'Athènes.
Il fait alors partie des 180 boursiers grecs autorisés à
partir en France. C'est ainsi qu'il quitte le Pirée en Noël
1945 sur le bateau le "Mataroa" avec d'autres intellectuels
d'extrême-gauche tels que Kostas Axelos, Mimika Granali et
Kostas Papaioannou.
Arrivé en France, il continue des études de philosophie.
Il adhère alors au Parti Communiste International (PCI) français,
membre de la 40 Internationale trotskyste. Il publie, en 1946 un
texte intitulé "Contre la défense de l'URSS"
où il tente de lutter contre "l'effet Stalingrad",
(c'est-à-dire le prestige acquis par ce pays au sortir de
la guerre) qui masque pour lui la véritable nature totalitaire
et bureaucratique du régime stalinien.
En 1948, il devient chef de la branche statistique de l'Organisation
Européenne de Coopération Economique (OECE) où
il restera jusqu'en 1970, après qu'elle fut devenue l'OCDE,
en 1960 (Organisation de Coopération et de Développement
Economique).
La même année (1948) 7 il fonde, dans le PCI français,
une tendance qui rompt avec la 4ème Internationale pour devenir
le groupe "Socialisme ou Barbarie" (S OB).
Le premier numéro de la revue "SOB" est publié
en mars 1949. C.C. en sera l'auteur des principaux textes, parfois
sous le pseudonyme de Pierre Chaulieu ou de P.Cardan. Kan Eguchi
(AAS 49) divise ses travaux en sept étapes chronologiques
: "(la) critique de la société russe (1944-1948),
la critique de l'économie marxiste (1948¬-1954), (la)
reconstruction de 1'image du socialisme (1955-1958), (le) réexamen
de l'organisation révolutionnaire (1958-1959), (I')analyse
du capitalisme moderne (1959¬-1961), la critique du marxisme
dans (son) ensemble (1961-1964) et les travaux philosophiques depuis
1964".
Quant au groupe "SOB" dont Pierre Vidal-Naquet déclare
partager alors l'essentiel des analyses , il est pour lui à
la fin des années 1950 non plus une simple secte, même
extra-lucide, (mais)... un groupe qui entretenait avec l'extérieur
des relations d'échange intellectuel" (AAS 22).
En 1963, le supplément à la revue "Pouvoir ouvrier"
se sépare de SOB avec à sa tête J.F. Lyotard,
P. Souyri.
En 1964-1965, CC va rompre définitivement avec le marxisme
en publiant le texte "Marxisme et théorie révolutionnaire"
qui sera repris dans l'ouvrage "L'Institution imaginaire de
la Société" édité en 1975.
1965 verra la dissolution finale de "SOB". Mai 1968 peut
être considéré comme l'un des prolongements
posthumes, dans les faits, de l'activité et des analyses
du groupe. CC va même publier "à chaud" une
analyse des événements dans "La brèche"
avec la participation d'Edgar Morin et de Claude Lefort. Il contestera
18 ans plus tard, dans la revue "Pouvoirs" N' 39, l'analyse
individualiste et anti-humaniste dont Ferry et Reynaud seront les
héraults.
Il participe ensuite à la création et à la
transformation des revues "Libre" et "Texture".
A partir de 1974, il pratique la psychanalyse qui introduira une
dimension supplémentaire dans son oeuvre. C'est à
cette occasion qu'il rencontre Piera Aulagnier avec laquelle il
se mariera. Il prend assez rapidement ses distances avec Lacan qu'il
critique assez vertement.
La publication, en, 1978, d'un premier recueil de textes divers
"Les carrefours du labyrinthe suivi, en 1986 par les "Domaines
de l'homme" et, en 1990, du "Monde Morcelé",
montre l'étendue des domaines de connaissances de CC que
ce soit en matière de sociologie, d'ethnologie, de la réflexion
sur la science et la technique, voire en linguistique.
Entre temps, le 15 décembre 1979, CC est élu directeur
de recherche à l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales,
notamment grâce à l'intervention de Pierre Vidal-Naquet
qui avait auparavant soutenu la candidature de Claude Lefort ancien
membre de "SOB". CC intitule sa direction d'études
"Institution de la société et création
historique".
L’ensemble de ces éléments biographiques dépeignent
un penseur contemporain hors du commun : "un être dans
lequel affect et raisonnement, vie et pensée sont étroitement
mêlés" (Eugène Enriquez AAS 31) dont l'origine
grecque peut le rendre semblable selon Edgar Morin à un "Aristote
en chaleur" (AAS 15).
Après avoir présenté succinctement l'homme
et son oeuvre, il nous reste à présent à exposer,
dans une seconde partie de cette introduction, le plan d'ensemble
de ce travail.
Plan d'ensemble du travail.
Structurer un développement est toujours une tâche
ardue, voire mutilatrice en même temps qu'indispensable. Ceci
est d'autant plus vrai pour une oeuvre telle que celle de CC. En
effet, d'une part ses écrits sont éparpillés
dans plusieurs ouvrages de nature fort différentes, concernant
des sujets très variés, dans des recueils assez hétérogènes
(l), d'autre part, c'est l'auteur lui-même qui a insisté
sur la prétention péremptoire et absurde de la logique
ensidique (2) à rendre compte de la totalité du réel,
dont le plan peut en être une émanation. Cela étant
dit, nous avons tenté d'élaborer un plan qui montre
l'étendue des domaines étudiés par l'auteur
tout en essayant de faire sentir l'unité profonde qui unit
ces divers travaux.
Nous allons dans un premier développement donner un aperçu
de sa critique de la pensée héritée en fondant
d'abord celle-ci sur la réflexion sur l'individu puis sur
le social, en sachant pertinemment qu'il ne s'agit pas là
d'une vision ontologique ou métaphysique (3) mais de repères
de langage permettant d'éclairer deux dimensions du réel
étroitement imbriqués. Il s'agira dans une deuxième
partie de tenter d'expliciter au mieux le projet d'autonomie individuelle
et collective de l'auteur en axant notre travail en premier lieu
sur l'aspect politique de ce projet puis sur son aspect économique,
tout en sachant, là aussi, au risque de se répéter,
que les deux dimensions sont indissociables.
1ère Partie : Une critique de la pensée héritée.
Cette première partie de ce mémoire possède
une dimension plus "théorique" et "philosophique"
puisqu'elle vise à dégager dans l'oeuvre de l'auteur
comment penser l'individu d'une part et le social d'autre part.
Cette analyse n'est pas pour autant spéculative. Elle conditionne
ou rend possible par la suite la constitution d'un projet d'autonomie.
C'est pourquoi il nous est apparu indispensable d'y consacrer l'ensemble
de la première partie afin de pouvoir ensuite mieux discerner
sur quels points est fondé le projet d'autonomie individuel
et collectif de l'auteur.
A. - Penser l'individu.
Le premier paragraphe consacré à l'individu a pour
objet de montrer à la fois
l'indissociabilité de l'individu et du social ainsi que
l'apport de la psychanalyse pour penser l'autonomie individuelle
et son impact dans l'oeuvre de l'auteur.
Il convient pour cela d'aborder en premier lieu quelle est la nature
et le processus de constitution du sujet humain.
Dans un second temps, nous essayerons de nous attacher à
montrer quelle est la nature de l'activité psychanalytique
et quelle peut être sa contribution à l’autonomie
individuelle.
1°) Penser l'être humain : de la monade psychique à
la subjectivité humaine.
Qu'est-ce qui fait l'originalité de l'être humain
? Quel est le processus qui le constitue en tant que subjectivité
réfléchissante ?
C'est autour de ces deux questions que nous ordonnerons le déroulement
de cette première approche de l'être de l'individu.
a) Sujet humain et "pour soi”
Afin de mieux cerner comment est constitué un sujet humain
CC va essayer de discerner les diverses formes de "pour soi"
qui le constituent.
Pour l'auteur "pour soi" signifie être fin de soi-même
(MM 196). Ainsi "ce n'est pas le soi ou le pour soi comme tel
qui caractérisent la psyché. Inversement, le psychique
comme tel ne se donne pas encore comme une véritable subjectivité"
(MM 194).
C'est ainsi qu'il tente d'appréhender la réalité
du sujet humain qui se présente pour lui comme "une
étrange totalité, totalité qui n'en est pas
une et en est une en même temps, composition paradoxale d'un
corps biologique, d'un être social (individu socialement défini),
d'une personne plus ou moins consciente, enfin d'une psyché
inconsciente (d'une réalité psychique et d'un appareil
psychique), le tout suprêmement hétérogène
et pourtant définitivement indissociable" (MM 193)
Il va donc aborder les différents niveaux d'être que
sont le vivant, le psychique, l'individu social et la subjectivité
humaine à proprement parler.
-> Le vivant.
Le vivant est "pour soi" car il possède trois
caractères. Il est régi en premier lieu par un principe
d'auto-finalité c'est-à-dire que dès la constitution
des premiers organismes vivants, il recherche sa propre conservation.
De plus, il y a constitution d'un monde propre, condition d'existence
du vivant.
Enfin, ce monde est un monde de représentations, d'affects
et d'intentions. Ainsi, pour l'auteur "il y a chaque fois nécessairement
dès le niveau de la cellule au moins, présentation,
représentation et mise en relation de ce qui est présenté"
(MM 197). Ceci a pour conséquence qu'il existe une mise en
image, mise en relation, une certaine régularité et
enfin que ce qui est présenté doit être valué,
étayé sur l'environnement afin que le vivant survive.
Vivant et psychique sont donc semblables au moins sur trois niveaux
- Tout d'abord "le vivant chaque fois existe dans et par une
clôture" (MM 200) Cette condition d'existence du vivant
se retrouve chez l'individu puisqu'on n'entre pas comme on veut
dans quelqu'un" (MM2W).
Cela implique que "on ne Peut penser le vivant que de l'intérieur"
(MM 201) ce qui rend impossible toute "psychanalyse sans prise
en compte du point de vue du patient" (MM 201).
Enfin "clôture aussi bien qu'intériorité
vont de pair avec une universalité et une participation".
C'est ainsi que par exemple "il n'y a pas qu'un seul névrosé
obsessionnel, mais aussi (que) la totalité des névrosés
obsessionnels ne sont pas de simples exemplaires de l'entité
“névrose obsessionnelle". On voit donc que le
niveau d'être de "pour soi" du vivant possède
des similitudes essentielles avec le sujet humain sans pour autant
l'y réduire.
Il est temps à présent d'étudier une seconde
strate de "pour soi" constitutive du sujet, à savoir
le psychisme humain.
-> Le psychisme humain.
CC va distinguer ici une spécificité "transversale"
ou "horizontale" (MM202) du psychisme humain, c'est-à-dire
des "traits valant pour toutes les instances psychiques"
d'une spécificité "verticale" ou "stratifiée"
résultat de l'histoire particulière de chaque individu.
* Une spécificité transversale ou horizontale.
Le psychisme humain est en premier lieu caractérisé
par une "défonctionalisation des processus psychiques
relativement à la composante biologique de l'être humain"
(MM 202). Ainsi, par exemple, "la spécificité
humaine n'est pas la sexualité, mais la distorsion de la
sexualité" (MM202). Pour les êtres humains, à
l'opposé des animaux, l'acte sexuel n'est donc plus entièrement
déterminé par l'exigence biologique de la reproduction
de l'espèce.
En outre, le psychisme- humain est caractérisé par
"la domination du plaisir représentatif sur le plaisir
d'organe" (MM202). Ainsi, nous rappelle CC, "pour l'inconscient
la question n'est pas de transformer la "réalité
extérieure" dont il n'a aucune connaissance, mais de
transformer la représentation pour la rendre "plaisante"
(MM 203). On retrouve ici l'idée très importante,
valable dès qu'il y a "pour soi" qu'il n'y a jamais
contact "direct" avec le réel mais qu'il existe
toujours un filtrage, un "étayage" de l'environnement
extérieur sans lequel il n'y aurait pas d'être "pour
soi", de clôture existentielle.
De plus, on constate dans le psychisme humain une "autonomisation
de l'imagination" c'est-à-dire "qu'il y a flux
représentatif illimité et immaîtrisable, spontanéité
représentative qui n'est pas asservie à une fin assignable"
(MM 203).
C'est ainsi "que s'étaye psychiquement la capacité
langagière de l'être humain qui présuppose cette
faculté du quid pro quo" (MM 203).
Cette faculté du "quid pro quo" offerte parce
que CC appelle "l'imagination radicale" est la possibilité,
essentiellement à travers le langage de mettre en rapport,
par exemple, le signifiant "chien" avec son signifié,
c'est-à-dire de mettre en représentation le monde
intérieur, en posant ce qui n'est pas.
Il y a également une automatisation de l'affect, c'est-à-dire
une inter-relation et une indépendance de l'affect et de
la représentation" (MM 203). Cette caractéristique
pose des limites au pouvoir de l'interprétation et accentue
la difficulté du rôle de l'analyste. Ainsi CC prend
l'exemple de l'interpénétration des attitudes où
l'on "voit tout en noir" et où on a une humeur
dépressive.
Il est très difficile de savoir, dans ce cas-là,
quel facteur engendre l'autre.
Enfin, le psychisme humain se spécifie par une "défonctionalisation"
et une "autonomisation" du désir.
Ainsi, les "débris flottant du psychisme fonctionnel
de l'animal sont utilisés et mis en oeuvre dans des finalités
contradictoires ou incohérentes par les diverses instances
de l'appareil psychique" (MM 204)
Nous retrouvons là aussi l'idée que la spécificité
humaine est de briser le déterminisme des actions animales.
Après avoir étudié la spécificité
transversale, reste à évoquer la spécificité
verticale ou stratification du psychisme de chaque individu.
*Une spécificité verticale.
Nous n'évoquerons pas ici dans le détail les diverses
phases de constitution de l'individu social (cf. b) telles que les
a conçu CC, sauf à constater que le passage de la
monade psychique close sur elle-même que constitue le nouveau
né à l'individu social proprement dit instaure une
stratification des instances psychiques entre "surface"
et “profondeur". Ceci implique l'existence de conflit
intra-psychiques qui n'existent pas chez l'animal.
Il y a donc persistance d'une totalité contradictoire, voire
incohérente entre les diverses instances, les différents
processus "Il y a une conservation de la clôture de ces
instances (processus rapportés à soi). Mais en même
temps il y a dans l'appareil psychique une relative rupture de cette
clôture : ces différentes instances ne sont pas de
pures extériorités les unes par rapport aux autres
et c'est ce qui fournit entre autre, la condition de possibilité
de la cure psychanalytique" (MM 206) Après avoir vu
quelles étaient les grandes lignes du "pour soi"
dans le psychisme humain, CC va s'attacher à l'individu social
comme tel.
-> L'individu social
Pour CC, l'opposition traditionnelle notamment dans la doctrine
libérale entre l'individu et la société n'a
pas de sens. En effet, l'individu est une création sociale
opérée en premier lieu et le plus souvent par "la
mère (qui) est la première et massive représentante
de la société auprès du nouveau né"
(MM 207). La véritable contradiction ne réside donc
pas entre individu et société, mais entre psyché
et société. L’homme étant un "animal
fou", la société lui impose de briser la clôture
de sa folie monadique en lui donnant en compensation une "unité-identité"
de repérage (ex. : nom, lieu de naissance, origine familiale,
nationalité...) ainsi qu'une unité "d'attribution"
ou "d'imputation" lui permettant d'exister socialement
(MM 208). Ce processus de socialisation qui se poursuit jusqu'à
la mort de l'individu "fonctionne adéquatement la plupart
du temps" (MM 207) et est conditionné par la capacité
de sublimation de la psyché, c'est-à-dire son aptitude
à convertir intentions et affects sur des objets sociaux
et non plus strictement privé.
Pour CC l'individu est donc "un artefact social , unité
qui couvre la pluralité, identité qui cache les contradictions
de la psyché" (MM 208)
-> Le sujet humain
Pour l'auteur, la spécificité de la réflexivité
du sujet humain ne peut être réduite uniquement à
l'auto-référence propre au vivant. Elle est "la
possibilité que la propre activité du "sujet"
devienne "objet", l'explication de soi comme un objet
non objectif, ou comme objet par position et non par nature"
(MM 211). On voit donc que "la réflexivité implique
la possibilité de la scission et de l'opposition interne
(DM. 211). Cette spécificité de la réflexivité
humaine ne tombe pas du monde des idées cher à Platon,
mais est une création historique ouvrant "la possibilité
de se représenter comme activité représentative
et de se mettre en question comme telle" (MM 212). La subjectivité
humaine n'est donc pas une fatalité accordée automatiquement
à l'être humain.
Elle conditionne enfin l'existence de la psychanalyse qui, sans
elle "deviendrait alors comme théorie une variante de
la sophistique et comme pratique une entreprise cynique d'exploitation"
(MM 223).
L’auteur analyse, pour terminer "la subjectivité
humaine (comme) une boule pseudo fermée qui peut s'auto-dilater,
peut inter-agir avec d'autres pseudo-boules du même type et
peut remettre en question les conditions ou les lois de sa clôture"
(MM 223)
Après avoir abordé brièvement avec CC les
différentes composantes qui forment l'être humain,
une question se pose : quel est le degré d'unité de
l'être humain ? A cette question fondamentale l'auteur tente
de répondre en distinguant plusieurs "niveaux"
d'unité. "Il y a, certes, une certaine unité
de chaque psyché particulière au moins comme origine
commune et co-appartenance obligatoire de forces qui se livrent
une longue guerre sur le même théâtre d'opérations.
Il y a, à sa façon, l'unité plus ou moins solide
de l'individu que fabrique la société. Au delà,
il y a une unité visée ou que nous devons viser :
l'unité de la représentation réfléchie
de soi et des activités délibérées que
l'on entreprend. Unité ne veut pas dire, bien entendu, invariabilité
à travers le temps" (MM 223).
Il existe donc, en fait, deux sortes d'unités : l'une que
l'on peut qualifier comme étant "objective", constituée
par l'irréductibilité de la clôture de chaque
être humain et l'autre "subjective" désignant
une volonté, un projet visant à la cohérence
de l'être. Il ne s'agit pas alors bien entendu d'un état
de perfection statique, mais d'un processus continu de recherche
de vérité et de lucidité.
Cette première approche nous a permis de cerner avec l'auteur
l'être de l'individu humain d'une façon "statique"
en constatant son unité complexe. Il faut à présent
nous demander comment se découle le processus qui transforme
la "monade psychique" qu'est le nouveau-né à
sa naissance en sujet humain doué de réflexivité.
b)-Les différentes étapes de la psycho-genèse
ou socio-genèse.
Il faut, à ce stade de notre exposé rappeler que
pour l'auteur la psyché et le social sont deux dimensions
irréductibles l'une à l'autre. C'est ainsi qu'il déclare
que "l'inconscient produit des fantasmes pas des institutions
(et qu')... on peut ne peut davantage produire de la psyché
à partir du social" (AAS 471). Ces deux dimensions n'en
demeurent pas moins indissociables et c'est pourquoi psycho-genèse
et socio-genèse désignent le même processus
d'altération et d'interpénétration du psychique
et du social.
Il est temps, après ce petit préliminaire, d'examiner
l'analyse opérée par CC sur le processus qui transforme
"l'animal fou" qu'est le nouveau-né en un individu
social.
-> Folie monadique du nouveau-né et raison humaine.
Pour CC "l'homme n'est pas un animal raisonnable, comme l'affirme
le vieux lieu commun. Il n'est pas non plus un animal malade. L’homme
est un animal fou (qui commence par être fou) et qui, aussi
pour cela, devient ou peut devenir raisonnable" (IIS 404).
C'est pourquoi, pour l'auteur le débat entre raison et folie
humaine est faussé dès le départ et ne permet
pas de bien comprendre leur relation intime. "On ne situe pas
comme il faut la raison, et encore plus grave, on n'atteint pas
une attitude raisonnable à l'égard de la raison on
ne lui est pas finalement fidèle mais plutôt on la
trahit, si on refuse de voir en elle, autre chose aussi certes,
mais aussi un avatar de la folie unificatrice. Qu'il s'agisse du
philosophe ou qu'il s'agisse du scientifique, la visée dernière
et dominante : retrouver, à travers la différence
et l'altérité, les manifestations du même"(IIS
408)
Nous retrouvons ici l'une des préoccupations constante de
l'auteur dans son oeuvre, à savoir la dénonciation
des prétentions fantasmatiques et vaines de la philosophie
et de la science occidentale à vouloir bâtir une ontologie
unitaire, c'est-à-dire un discours sur l'être hors
de la création et de l'histoire. Cette recherche perpétuelle
d'unité peut donc apparaître comme une compensation
accordée à l'individu social qui “ayant dû
renoncer à sa satisfaction immédiate (peut en contrepartie
bénéficier du maintien de)... la visée de la
mise en relation, de la liaison totale et universelle" (IIS
404).
-> Rupture de la monade et phase triadique.
* Rupture de la monade
Pour CC "la grande énigme, ici comme partout, et qui
le restera toujours, c'est l’émergence de la séparation.
Séparation qui aboutira à l'instauration distincte
et solidaire pour l'individu d'un monde privé et d'un monde
public ou commun (...). L'imposition de la socialisation à
la psyché est essentiellement imposition à celle-ci
de la séparation (...) si le nouveau né devient individu
social c'est pour autant qu'à la fois il subit cette rupture
et qu'il parvient à lui survivre, ce qui mystérieusement
a lieu presque toujours" (IIS 407).
On voit donc que la rupture de la monade psychique est le fait
fondateur sans lequel il ne peut y avoir ni individu ni société
ni même d'être humain puisque l'institution sociale
est une condition de survie pour cet "animal fou" qu'est
le nouveau-né humain.
*Phase triadique
Après la rupture de la monade, s'élabore une phase
que CC dénomme "phase triadique" où sont
peu à peu distingués le sujet, l'autre et l'objet.
Cette période constitue une première ébauche
de socialisation, pour autant que la psyché se prive de la
toute puissance originelle. Pourtant cette "socialisation est
cependant toute relative puisque la toute-puissance est simplement
reportée sur l'autre et que, même ainsi, la psyché
garde cet autre imaginaire sous son emprise, en lui faisant faire
ce qu'elle désire dans le phantasme" (IIS 415)
C'est lors de cette même période qu'un inconscient
va se former puisque "l'instauration de l'autre dans sa position
de toute puissance est simultanément instauration d'une instance
intériorisée de refoulement et origine de celle-ci...
Ainsi s'instaure un inconscient au sens dynamique du terme, et un
refoulement véritable refoulement non pas de ce qui ne peut
pas être exprimé puisqu'il ne peut pas être représenté,
mais refoulement de ce qui ne doit pas être exprimé
parce qu'il a été représenté et qu'il
continue de l'être" (IIS 415)
Après cette première ébauche de socialisation
va succéder ensuite, selon CC la véritable constitution
de la réalité où le complexe d'OEdipe va jouer
un rôle primordial.
*Constitution de la réalité et complexe d'OEdipe.
CC va opérer une analyse originale de la situation oedipienne
en y voyant l'élément fondateur de l'institution sociale.
En effet "dans la situation oedipienne l'enfant doit affronter
une situation qui n'est plus imaginairement manipulable à
volonté : l'autre (la mère) à la fois se destitue
de sa toute-puissance en se référant à un tiers,
signifie à l'enfant que son destin à elle a un autre
objet hors lui, et qu'elle-même est objet du désir
d'un autre, le père ...
Comme telle, la rencontre oedipienne dresse devant l'enfant de
manière incontournable le fait de l'institution comme fondement
de la signification et réciproquement, et l'oblige à
reconnaitre l'autre et les autres humains comme sujets de désirs
autonomes, qui peuvent se brancher les uns sur les autres indépendamment
de lui jusqu'à l'exclure de leur circuit" (IIS 417-418)
On voit donc que pour CC, le "complexe" d'oedipe est
une étape indispensable dans la fabrication de l'individu
social, quel qu'il soit. C'est ainsi qu'il déclare qu'il
"faudra toujours, sans lui demander un avis qu'il ne peut pas
donner, arracher le nouveau-né à son monde, lui imposer,
sous peine de psychose, le renoncement à sa toute puissance
imaginaire, la reconnaissance du désir d'autrui comme aussi
légitime que le sien, lui apprendre qu'il ne peut pas faire
signifier aux mots de la langue ce qu'il voudrait qu'ils signifient,
le faire accéder au monde tout court, au monde social et
au monde des significations comme monde de tous et de personne"
(IIS 420).
Pour conclure ce premier développement consacré à
la formation de l'individu social, tel que l'analyse CC, il convient
d'évoquer rapidement deux éléments essentiels
dans son étude de l'individu : à savoir d'une part
la sublimation et d'autre part la représentation.
Conclusion. Sublimation et représentation dans la théorie
de l'individu de CC
1) Sublimation et socialisation de la psyché.
Qu'entend donc en premier lieu l'auteur par "sublimation"
?
"La sublimation n'est rien d'autre que l'aspect psycho-génétique
ou idio-génétique de la socialisation ou la socialisation
de la psyché considérée comme processus psychique"
(IIS 421)
La sublimation est donc une autre dénomination du processus
de fabrication de l'individu social tel que nous l'avons décrit
précédemment. Ceci étant dit, il reste à
préciser un peu plus le contenu de ce concept de sublimation.
Il s'agit, selon CC, de "l'instauration d'une intersection
non vide du monde privé et du monde public, conforme "suffîsamment
quant à l'usage" aux exigences posées par l'institution
telle qu'elle se spécifie chaque fois. Cela implique généralement
une conversion ou un changement de but de la pulsion mais toujours
et essentiellement un changement d'objet au sens le plus large de
ce terme" (IIS 421-422). La sublimation est donc le processus
qui transforme le mode d'être des "objets" perçus
par la psyché lors des étapes antérieures d'un
monde strictement privé à un monde public. C'est ainsi
"qu'il n'existe plus pour le sujet des "objets" (au
sens indistinct de la première phase triadique, sujet, objet,
autre), mais des choses et des individus, ni des "signes et
des mots privés", mais un langage public" (IIS
423).
Apparaît alors le lien entre refoulement et sublimation.
"Les refoulements successifs qui ont lieu dès que la
scission conscient/inconscient s'instaure correspondent à
autant de moments du processus de sublimation...Refoulement et sublimation
ne sont pas des destins de la pulsion qui s'excluent, mais des répartitions
de l'énergie d'investissement entre des représentations
anciennes et des représentations/significations altérées
et nouvelles... La "normalité" de l'individu pour
une société donnée dépend aussi et surtout
de la relation entre refoulement et sublimation et de ses modalités"
(IIS 423).
Refoulement et sublimation apparaissent ainsi comme les phases
inséparables d'un processus de socialisation de la psyché.
Pour parachever son étude de la sublimation CC va insister
sur les rapports étroits trop souvent occultés qui
unissent "la constitution du "modèle identificatoire"
final, de l'individu" (signification imaginaire sociale telle
que "le chasseur, le guerrier, l'artiste, la mater familias...
médiatisée par la propre histoire de l'individu) (IIS
425) et le social-historique" en tant que tel.
"La perspective psycho-génétique a elle seule
est donc radicalement incapable de rendre compte de la formation
de l'individu social du processus de socialisation de la psyché.
Truisme que l'écrasante majorité des psychanalystes
- à commencer par Freud lui-même - s'obstinent à
ignorer" (IIS 426) Quel est donc cet étrange obstacle
qui rend aveugle des gens si avisés ? C'est "la tenace
illusion de la possibilité de réduire le psychique
au biologique (ou, plus récemment, à la structure
et au logique), elle même commandée par la volonté
d'éliminer l'imaginaire, aussi bien comme imaginaire social,
que comme imagination radicale de la psyché c'est-à-dire
comme origine immaîtrisable et perpétuellement à
l'oeuvre de l'histoire en général et de l'histoire
de la psyché singulière" (IIS 426).
Il s'agit donc à la fois de la volonté ostensiblement
affichée de la science et de la philosophie occidentale de
réduire l'être aux exigences mutilantes et absurdes
de la logique ensembliste-identitaire (cf. B. 2°) en écartant
par là toute trace de l'importance de l'effort de création
de l'imagination radicale. C'est ainsi qu'au nom de l'esprit scientifique
et rigoureux, on aboutit à cette conséquence scientifiquement
monstrueuse des facteurs constants produisent des effets variables"
(IIS 429).
Ce même processus d'occultation de la dimension imaginaire
du réel dans le processus de socialisation de la psyché
va se retrouver dans l'approche de la représentation.
2) Représentation et imagination radicale de la psyché.
Pour CC "il n'y a pas de pensée sans représentation
; penser est toujours aussi nécessairement mettre en mouvement,
dans certaines directions et selon certaines règles (non
nécessairement maîtrisées, ni les unes ni les
autres,) des représentations, figures, schèmes, images
de mots, et cela n'est ni accidentel, ni condition extérieure,
ni étayage mais l'élément même de la
pensée" (IIS 442).
La représentation est donc indissociable de toute pensée
et de toute perception, ce qui montre l'absurdité d'un "contact
direct", sans médiation avec le monde extérieur.
C'est pourquoi "la représentation n'est pas décalque
du spectacle du monde, elle est ce dans et par quoi se lève,
à partir d'un moment un monde" (IIS 445). Ainsi, "la
représentation est la présentation perpétuelle
, le flux incessant dans et par lequel quoi que ce soit se donne.
Elle n'appartient pas au sujet, elle est, pour commencer, le sujet"
(IIS 445).
L’indissociabilité de la représentation et
de l'être du sujet entraînent également CC à
dénoncer "le caractère artificiel et fabriqué
de l'opposition de l'immanent et du transcendant, conçue
comme assurée et absolue. En tant qu'imagination radicale,
nous sommes ce qui "s'immanentise" dans et par la position
d'une figure et se "transcende" en détruisant cette
figure par le faire-être d'une autre figure" (IIS 445).
Pour conclure cette réflexion sur l'être de l'individu
on ne peut que souligner avec CC l'irréductibilité
de la psyché et du sujet humain. "Il n'y a chose et
monde que pour autant qu'il y a psyché (et) le sujet humain
n'est pas réductible à son institution social-historique...
il est toujours autre chose et plus que sa définition sociale
d'individu, sans quoi il ne serait que robot ou zombi. De telle
sorte que la psychologie est condition logique transcendantale de
toute ontologie, de toute réflexion sur les choses et le
monde, sur les étants et l'être" (IIS 450-451).
Il est temps, à présent, d'aborder la seconde partie
de ce développement consacrée à la pensée
"castoriadisienne" de l'individu en étudiant le
rôle et la nature de la psychanalyse comme partie prenante
du projet d'autonomie individuelle et collective de l'auteur.
2°) Psychanalyse et projet d'autonomie individuelle.
Il faut tout d'abord rappeler que la psychanalyse occupe une place
importante dans l'oeuvre et la vie de CC, celui-ci étant
praticien à Paris depuis 1979. Avant d'étudier la
conception qu'il se fait du rôle et de l'objet de la psychanalyse,
il convient, dans une première approche introductive, d'entendre
comment son fondateur la définissait.
Introduction : élément de définition de la
psychanalyse
Discipline fondée par Sigmund Freud qui employa la première
fois le mot en 1896 (4), celui-ci en donne la définition
suivante en 1922 :
"Psychanalyse est le nom:
- d'un procédé pour l'investigation de processus
mentaux à peu près inaccessibles autrement;
- d'une méthode fondée sur cette investigation pour
le traitement de désordres névrotiques,
- d'une série de conceptions psychologiques acquises par
ce moyen et qui s'accroissent ensemble pour former progressivement
une nouvelle discipline scientifique" (5)
On voit donc que selon cette définition donnée par
Freud lui-même on peut distinguer trois domaines d'exploration,
malgré tout indissociables de la psychanalyse "investigation
de l'inconscient, thérapeutique corrélative, conception
psychologique globale" (6). Afin de mieux cerner la nature
et l'objet de la psychanalyse, CC va la distinguer des sciences
dites “exactes" dont elle s'éloigne sensiblement
et la comparer à d'autres activités plus proches telle
que la pédagogie ou la politique.
a) Psychanalyse et "science dure”
Il est important de préciser pour justifier cette analyse
comparative de ces deux domaines de connaissance que “si Freud
ne considérait pas le point de vue thérapeutique comme
fondamental, en revanche, il a toujours tenu à préserver
intacte son identité de scientifique" (7). Ceci peut
s'expliquer par l’atmosphère scientiste et positiviste
dans laquelle Freud a débuté ses travaux à
la fin du 19ème siècle ; la légitimité
d'une discipline quelconque s'appuyait alors sur la proximité
de celle-ci avec le modèle prôné par les mathématiques
et la physique.
CC distingue plusieurs éléments qui différencient
radicalement la psychanalyse des sciences dites "exactes".
Tout d'abord, le statut de l'observateur n'est pas le même.
A la différence des sciences de la matière, le psychanalyste
doit s'impliquer personnellement. Le rôle de la croyance est
également beaucoup plus important puisque s'opère
la nécessité d'un acte de foi. En outre, le rapport
au temps n'est pas le même. Ainsi, d'une part, "l'analyse
effective... connaît un développement infini"(CL
32) et d'autre part on ne peut parler à son endroit d'un
quelconque savoir cumulatif entraînant un “progrès"
ou un "développement" de la théorie.
De plus, il faut noter l'impossibilité d'une division du
travail car cette activité exige un "sens incarné"
(CL 36).
Enfin, pour terminer, CC remarque que "la nécessité
et l'impossibilité d'une conceptualisation scientifique de
la psychanalyse ne sont ni accidentelles ni provisoires elles sont
d'essence" (CL 57)
On voit donc que la psychanalyse diffère sensiblement des
sciences dites exactes. Serait-elle plus proche d'activités
comme la pédagogie ou la politique qualifiées par
Freud lui-même de “professions impossibles" ? (Cf.
"Analyse terminable et interminable" 1937)
b) Psychanalyse, pédagogie et politique.
->Psychanalyse et pédagogie
CC va déceler une parenté profonde entre les deux
domaines d'activité. Ainsi, "la pédagogie doit,
à chaque instant, développer l'activité propre
du sujet en utilisant, pour ainsi dire, cette même activité
propre. L’objet de la pédagogie n'est pas d'enseigner
des matières spécifiques, mais de développer
la capacité d'apprendre du sujet... Cela, bien entendu, elle
ne peut le faire sans enseigner certaines matières - pas
plus que l'analyse ne peut progresser sans les interprétations
de l'analyste. Mais de même que ces interprétations,
les matières enseignées doivent être considérées
comme des marches ou des points d'appui" (MM 146). Ainsi la
psychanalyse comme la pédagogie ont en commun le fait qu'elles
cherchent toutes les deux à développer la capacité
d'autonomie de l'individu. C'est pourquoi par ailleurs, CC va interpréter
ainsi le verdict d'impossibilité de Freud en déclarant
que "l'impossibilité de la psychanalyse et de la pédagogie
consiste en ceci qu'elles doivent toutes les deux s'appuyer sur
une autonomie qui n'existe pas encore afin d'aider à la création
de l'autonomie du sujet” (MM 147).
Cette impossibilité logique s'accompagne d'une autre impossibilité
qui "semble aussi consister, en particulier dans le cas de
la pédagogie, en la tentative de faire être des hommes
et des femmes autonomes dans le cadre d'une société
hétéronome et au-delà de cela, dans cette énigme
apparemment insoluble, aider les êtres humains à accéder
à l'autonomie, en même temps que - ou bien que - ils
absorbent et intériorisent les institutions existantes"
(MM 148)
Ceci nous amène, évidemment, à aborder les
rapports entre psychanalyse et politique.
->Psychanalyse et politique.
La psychanalyse, tout d'abord, "appartient pleinement à
l'immense courant social-historique qui se manifeste dans le combat
pour l'autonomie, au projet émancipatoire auquel appartiennent
aussi la démocratie et la philosophie"( MM 148).
Elle doit donc faire face "à la rencontre avec l'institution
existante (à travers)... la rencontre avec le je concret
du patient (qui)... est pour une part décisive une fabrication
sociale" (MM 148).
Il existe aussi une "analogie éclairante" pour
CC entre "les questions et les tâches qu'affronte le
projet d'autonomie dans le champ individuel et dans le champ collectif'
(MM 149).
Ainsi, alors que la psychanalyse a pour objectif "l'instauration
d'un autre type de relation entre le sujet réflexif et son
inconscient, c'est-à-dire son imagination radicale et deuxièmement
la libération de sa capacité de faire, de former un
projet ouvert pour sa vie et y travailler (la politique vise)...
l'instauration d'un autre type de relation entre la société
instituante et la société instituée... et deuxièmement
la libération de la créativité collective,
permettant de former des projets collectifs pour des entreprises
collectives et d'y travailler" (MM 149)
Apparaît ici le lien indissociable que fait CC entre autonomie
individuelle et autonomie collective.
Pour conclure ce paragraphe consacré au rôle de la
psychanalyse dans le projet d'autonomie de l'auteur, il parait souhaitable
de dégager quelques éléments concernant la
nature et les limites de l'activité psychanalytique.
Conclusion : de quelques remarques concernant la nature et les
buts de la psychanalyse.
En premier lieu, pour CC , la psychanalyse est avant tout "une
activité pratico-poiétique, car elle est créatrice
: son issue est (doit être) l'auto-altération de l'analysant,
c'est-à-dire rigoureusement parlant, l'apparition d'un autre
être... pratique, car j'appelle praxis l'activité lucide
dont l'objet est l'autonomie humaine et pour laquelle le seul “moyen"
d'atteindre cette fin est cette autonomie elle-même"
(MM 146).
En second lieu, "le but de l'analyse n'est pas la sainteté,...
car le désir ne peut jamais être éliminé
et plus important encore... sans ce désir nous ne deviendrions
jamais des êtres humains et même, nous ne pourrions
tout simplement pas survivre" (MM 145).
En outre, cette recherche de lucidité est "un processus,
non pas un état atteint une fois pour toutes" (MM 145).
Enfin, "l'analyse n'est pas finie (et la maturité n'est
pas atteinte) avant que le sujet ne soit devenu capable de vivre
au bord de l'abîme pris dans ce double noeud ultime vis comme
un mortel, vis comme si tu étais immortel" (MM 153).
Après avoir parcouru la pensée de l'auteur concernant
l'individu, il convient à présent d'étudier
son analyse du collectif, de l'institution, de ce qu'il nomme lui-même
le "social-historique".
B. - Penser le collectif : l'institution du social-historique.
Nous aborderons cette étude du social-historique en distinguant
dans une première approche le social-historique en tant que
tel puis dans une seconde approche l'analyse des concepts de legein
et teukhein permettant la critique de la pensée occidentale
en particulier sur la société et l'histoire.
1) - Penser le social historique : première approche.
Il conviendra d'étudier en premier lieu la critique de CC
de la pensée héritée de la société
puis de l'histoire avant de parvenir plus directement à sa
conception du social-historique, en tant que tel.
a)-Penser le social.
->l'insuffisance des réponses traditionnelles sur la
société : physicalisme et logicisme
CC décèle deux types d'approches héritées
qu'il va critiquer. Il s'agit en premier lieu du "physicalisme"
qui "réduit ... société et histoire à
la nature (et dont)... le fonctionnalisme est le représentant
le plus pur et le plus typique... : il se donne des besoins humains
fixes et explique l'organisation sociale comme l'ensemble des fonctions
visant à les satisfaire" (IIS 237). Cette approche réductionniste
vise à masquer que "les besoins humains en tant que
sociaux et non simplement biologiques sont inséparables de
leurs objets, et les uns comme les autres sont chaque fois institués
par la société considérée" (IIS
238).
La seconde approche héritée concernant la société
est constituée par ce que l'auteur dénomme le "logicisme".
A l'intérieur de cette catégorie, CC va distinguer
une forme pauvre et une forme plus riche.
Le structuralisme sera désigné comme la forme la
plus pauvre du "logicisme". En effet "la même
opération logique, répétée un certain
nombre de fois rendrait ainsi compte de la totalité de l'histoire
humaine et des différentes formes de sociétés,
qui ne seraient que les différentes combinaisons possibles
d'un nombre fini des mêmes éléments discrets...
Mais même en phonologie - dont le structuralisme n'est qu'une
abusive extrapolation - on ne peut pas s'appuyer sur la donnée
naturelle d'un ensemble fini d'éléments discrets -
phonèmes ou traits distinctifs pouvant être émis
et perçus par l'homme"' (IIS 238)
A cette critique de cette forme la moins élaborée
du "logicisme", l'auteur va adjoindre celle de sa forme
la "plus riche".
Pour celle-ci, "la logique mise en oeuvre prétend remuer
toutes les figures de l'univers matériel et spirituel ...
Elle doit alors aussi les engendrer les unes à partir des
autres, à partir du même élément... Il
est sans aucune importance que cet élément soit dénommé
Raison, comme dans l'hégélianisme, Matière
ou Nature comme dans la version canonique du marxisme (matière
ou nature réductibles en droit, à un ensemble de déterminations
rationnelles)"(IIS 239). Pour l'auteur, ces deux approches
traditionnelles ne peuvent rendre compte de la société
en tant que telle car "la question de l'unité et de
l'identité de la société et de telle société
est ramenée à l'affirmation d'une unité et
identité données d'un ensemble d'organismes vivants
; ou d'un groupe naturel-logique d'éléments ; ou d'un
système de déterminations rationnelles. De la société
comme telle il ne reste dans tout cela rien" (IIS 240).
L'insuffisance manifeste des discours traditionnels sur la société
va obliger l'auteur à tenter de penser le social en tant
que tel.
->penser le social en tant que tel.
Pour CC "la société n'est ni chose, ni sujet,
ni idée - et pas d'avantage collection ou système
de sujets, de choses et d'idées... Ce n'est qu'en paroles
que l'on dépasse ces difficultés, lorsqu'on invoque
une conscience collective ou un inconscient collectif' (Cf. Jung)
(IIS 248)
Ainsi, "la société s'institue comme mode et
type de coexistence... en général, sans analogue ou
précédent dans une autre région de l'être,
et comme ce mode et type de coexistence particulier, création
spécifique de la société considérée"
(IIS 251)
Cette approche du social va alors remettre en cause profondément
la logique et l'ontologie (discours sur l'être) héritées
car "ce que le social est et la façon dont il est n'a
pas d'analogie ailleurs. Il oblige donc à reconsidérer
le sens de être, ou bien éclaire une autre face jusqu'ici
non vue de ce sens... Nous ne pouvons pas penser le social, en tant
que coexistence, par le moyen de la logique héritée...
Nous ne pouvons pas le penser comme un ensemble déterminable
d'éléments bien distincts et bien définis.
Nous avons à le penser comme un magma, et même comme
un magma de magmas - par quoi j'entends non pas le chaos, mais le
mode d'organisation d'une diversité non ensemblisable, exemplifié
par le social, par l'imaginaire ou par l'inconscient"(IIS 252-253).
Cette réflexion critique sur le social va être parallèlement
effectuée par l'auteur sur l'histoire.
b) Penser l'histoire:
->l'insuffisance des réponses traditionnelles : causalisme
et finalisme rationaliste.
CC va réitérer son analyse du domaine social au domaine
historique. Ainsi, "devant la question de l'histoire, le physicalisme
devient naturellement causalisme, à savoir suppression de
la question... La causalité est toujours négation
de l'altérité, position d'une double identité
: identité de la répétition des mêmes
causes produisant les mêmes effets, identité ultime
de la cause et de l'effet puisque chacun appartient nécessairement
à l'autre ou les deux à un même" (IIS 240).
Il en va de même pour le logicisme qui devient "finalisme
rationaliste. Celui-ci “s'il voit dans les significations
l'élément de l'histoire... est incapable de considérer
ces significations autrement que comme rationnelles... Mais des
significations rationnelles doivent et peuvent être déduites
ou produites les unes à partir des autres... Le nouveau est
chaque fois construit par opérations identitaires... Le temps
historique devient ainsi simple médium abstrait de la coexistence
successive ou simple réceptacle des enchaînements dialectiques"
(IIS 240-241).
C'est pourquoi CC peut être amené à conclure
que "le marxisme représente une tentative de recollement
des points de vue causaliste et finaliste" (IIS 241)
Ce rejet par l'auteur des réponses traditionnelles de la
pensée héritée va l'entraîner à
réfléchir sur la temporalité.
->Histoire et temporalité.
Ainsi "pas plus que la société ne peut être
pensée sous aucun des schèmes traditionnels de la
coexistence, l'histoire ne peut être pensée sous aucun
des schèmes traditionnels de la succession. Car ce qui se
donne dans et par l'histoire n'est pas séquence déterminée
du déterminé, mais émergence de l'altérité
radicale, création immanente, nouveauté non triviale...
Et ce n'est qu'à partir de cette altérité radicale
ou création que nous pouvons penser vraiment la temporalité
et le temps dont nous trouvons dans l'histoire l'effectivité
excellente et éminente. Car ou bien le temps n'est rien,
étrange illusion psychologique qui masque l'intemporalité
essentielle d'une relation d'ordre ; ou bien le temps est cela même,
la manifestation de ce que autre chose que ce qui est se fait être,
et se fait être comme nouveau ou autre et non simplement comme
conséquence ou exemplaire différent du même"(IIS
256)
L’auteur va alors tenter de montrer "l'impossibilité
pour la pensée héritée de penser vraiment le
temps, un temps essentiellement autre que l'espace. Il n'y a, au
départ, ni temps, ni, espace dans ce que Platon se donne
- donne au Démiurge - pour construire le monde. Il y a l'étant
toujours et le devenant toujours. "Toujours" est ici,
Platon le dit expressément, un monstrueux abus de langage
: ce n'est pas l'omni-temporalité, c'est l'a-temporalité,
clairement posée comme impossibilité, inconcevabilité
du mouvement et de l'altération" (IIS 260-261).
C'est pourquoi, pour CC "il n'y a temps essentiel, temps irréductible
à une “spatialité" quelconque, temps qui
ne soit pas simple référentiel de repérage
que si et pour autant qu'il y a émergence de l'altérité
radicale, soit création absolue... Si le temps n'est pas
cela alors le temps est superflu, répétition dans
la cyclicité ou simple illusion d'un "esprit fini"...
Dès que l'être a été pensé comme
déterminité, il a été aussi nécessairement
pense comme a-temporalité..." (IIS 263-266).
Conclusion : le social historique.
L'ensemble de cette réflexion conduit l'auteur à
forger le concept de "social-historique" : "le social-historique
est flux perpétuel d'auto-altération et ne peut être
qu'en se donnant des figures "stables"... la figure stable
fondamentale est ici l'institution... L’émergence de
l'altérité est déjà inscrite dans la
temporalité pré-sociale ou naturelle... L'indissociabilité
de cette réception obligatoire et de cette reprise arbitraire
est ici désignée par le terme d'étayage de
l'institution sur la première strate naturelle... Le social-historique
est cette temporalité, chaque fois spécifique, instituée
comme institution globale de la société et non explicitée
comme telle" (IIS 283-285)
Cette première approche du social-historique va engager
CC à remettre en question la logique dominante dans la pensée
gréco-occidentale à l'aide des concepts de "legein"
et de "teukhein".
2°) Penser le social-historique : "legein et teukhein".
CC va d'abord préciser la logique qu'il veut remettre en
question : "Depuis 25 siècles, la pensée gréco-occidentale
se constitue, s'élabore, s'amplifie et s'affirme sur cette
thèse : être, c'est être quelque chose de déterminé,
dire c'est dire quelque chose de déterminé... Cette
évolution, portée par les exigences du dire et équivalant
à la domination ou à l'autonomisation de cette dimension,
n'a été ni accidentelle ni inéluctable : elle
a été l'institution par l'Occident de la pensée
comme raison... J'appelle la logique dont il s'agit, logique identitaire
et aussi... logique ensembliste... Son privilège est qu'elle
constitue une dimension essentielle et inéliminable non seulement
du langage mais de toute vie et de toute activité sociale...
Elle est à l'oeuvre dans le discours même qui viserait
à la circonscrire, à la relativiser, à la mettre
en question... L’aboutissement le plus poussé et le
plus riche de la logique identitaire est l'élaboration de
la mathématique" (HS 303-304).
Afin de critiquer cette logique "ensembliste-identitaire"
(ensidique) CC va construire son propos à l'aide des concepts
de "legein" et de 'teukhein" dimension ensidique
respective du dire et du faire social.
a) Analyse du "legein" dimension ensidique du "dire
social".
Ce terme grec de "legein" signifie "distinguer-choisir-poser-rassembler-compter-dire"
(IIS 306) Ainsi "pour pouvoir parler d'un ensemble, ou penser
un ensemble, il faut pouvoir distinguer, choisir, poser, rassembler,
compter dire des objets... Il faut donc disposer du schème
de la séparation, et de son produit essentiel, toujours présupposé
déjà dans l'opération du schème de la
séparation : le terme ou l'élément... L’ensemblisation
instituée par le legein prend en partie appui sur le fait
que ce qu'elle trouve devant elle est en partie ensemblisable. Cette
relation "sui generis" d'appui partiel est l'étayage
de la société sur la première strate, ou strate
naturelle du donné" (IIS 306-310)
-> Legein, désignation et langage.
Il reste à préciser d'avantage le rôle du legein,
dimension inéliminable du représenter / dire social,
donc du langage. "L'opération nucléaire du legein
est la désignation" (IIS 333). Cependant "parler,
être dans les signes, c'est littéralement voir dans
ce qui est ce qui n'y est absolument pas... "Désigner"
n'est pas une relation qui ait une place dans la logique héritée
; elle n'est ni catégorie correspondant à une forme
de jugement ou à un niveau d'être, ni logiquement constructible
puisque toute construction logique la présuppose logiquement.
La désignation (la présentation), le quid pro quo,
est institution originaire... La relation signitive... est en inhérence
réciproque avec le schème opérateur de la discrétion-séparation...
Il faut qu'il y ait règle de la désignation à
peu près univoque, Pour qu'il y ait legein - et il faut qu'il
y ait legein pour qu'il y ait une telle règle" (IIS
337-341).
C'est pourquoi “pour qu'i1 y ait communication sociale (et,
par ailleurs, pensée) il faut et il suffit qu'il y ait équivalence
quant au legein de “ce qui” chez chacun correspond au
signe social et que cette équivalence médiatise, l'accès
aux significations" (IIS 348).
Pour achever cette analyse du legein, CC va tenter d'éclaircir
les rapports qu'entretient le legein avec la déterminité
et l'entendement.
-> Legein, déterminité et entendement.
Pour l'auteur "être dans le legein, c'est être
déterminé" (IIS 350). Cela va entraîner
des conséquences sur la philosophie gréco-occidentale.
Ainsi "par une inversion qui n'est paradoxale qu'en apparence,
la philosophie, élaboration et prolongation du legein, de
ses normes et de ses exigences, est alors amenée à
occulter, à voiler à recouvrir le legein lui-même,
et son propre rapport à celui-ci... Elle ne peut, dans le
cas canonique, que faire comme si elle pouvait avoir directement
accès à ce dont elle parle - que ce soit les choses,
les idées ou le sujet, c'est-à-dire comme si elle
pouvait soit éliminer totalement le legein, soit le traiter
comme milieu optique totalement transparent ou instrument parfaitement
neutre, soit le "rectifier" sans reste ou le résorber
pleinement dans une logique épurée qui ne lui devrait
rien" (IIS 351).
Cette attitude de la pensée héritée envers
le legein s'explique par son refus de reconnaître comme essentielle
et irréductible la relation signitive, le "quid pro
quo". le caractère "arbitraire" (institué)
de ce représenté ... d'abolir la déterminité
comme norme suprême" (IIS 352).
Il en va de même pour l'entendement qui "n'est qu'une
partie de l'institution du legein, arbitrairement (et fallacieusement)
séparée de celui-ci et considérée pour
elle-même à partir et en fonction d'une institution
social-historique spécifique, le connaître logique-scientifique-philosophique...
Le legein implique la relation signitive que l'entendement ne peut
pas construire ou produire... Il n'y a pas de sujet pensant sans
langage ou de pensée sans langage" (IIS 353).
Après cette étude du legein, il est temps d'approcher
avec l'auteur le teukhein, dimension ensidique du faire social.
b) Analyse du teukhein, dimension ensidique du "faire social".
Ce terme grec "signifie : assembler-ajuster-fabriquer-construire.
C'est donc faire être comme..., à partir de.., de façon
appropriée à... et en vue de... Ce qui a été
appelé techné, mot dérivé de teukhein
et qui a donné le terme technique, n'est qu'une manifestation
particulière du teukhein, elle n'en concerne que des aspects
seconds et dérivés. Par exemple "avant"
qu'il puisse être question d'une "technique" quelconque,
il faut que l'imaginaire social s'assemble-ajuste-fabrique-construise
comme société et cette société"
(IIS 354).
Afin de mieux cerner ce qu'est le teukhein, il convient d'examiner
en premier lieu les éléments qui l'associent étroitement
au legein puis en second lieu ce qui fait sa spécificité.
->Teukhein et legein : les éléments communs.
Tout d'abord "le teukhein est impliqué dans l'institué,
comme l'est le legein. Les schèmes opérateurs essentiels
du legein sont, à une exception près... les mêmes
que ceux du teukhein. Pour assembler-ajuster-fabriquer-construire,
il faut disposer de la séparation et de la réunion,
du quant à..., du valoir comme... et valoir pour..., donc
de l'équivalence et de l'utilisation possible de l'itération
et de l'ordre" (IIS 354-355)
En outre "legein et teukhein renvoient l'un à l'autre
et s'impliquent circulairement Le teukhein implique intrinsèquement
le legein, est en un sens un legein, car il opère et ne peut
être qu'en distinguant-choisissant-posant-rassemblant-comptant-disant...
Inversement, le legein implique intrinsèquement le teukhein,
est en un sens un teukhein. Car il assemble-ajuste-fabrique-construit
les éléments "matériels-abstraits"
du langage en même temps que l'ensemble des "objets"
et des "relations" qui leur correspond.... Le Legein n'est
pas legein s'il n'est pas totalité organisée d'opérations
efficaces à support 4 c matériel". Le teukhein
n'est pas teukhein s'il n'est pas position d'éléments
distincts et définis pris dans des relations fonctionnelles"
(IIS 355). Toutefois, un élément va distinguer le
teukhein du legein : la "relation de finalité"
en lieu et place de "la relation signitive".
-> La spécificité du teukhein : la relation de
finalité.
Ainsi "un schème opérateur central du legein
n'apparaît pas dans le teukhein comme tel : la relation signitive
au sens strict. Un schème opérateur central du teukhein
n'apparaît pas dans le legein comme tel : la relation de finalité
ou d'instrumentalité, référant ce qui est à
ce qui n'est pas et pourrait être.
Le quid pro quo n'est plus ici quelque chose à la place
de quelque chose d'autre, mais quelque chose en vue de quelque chose
d'autre ("moyen" et "fin", "instrument"
et “produit" ou "résultat"). Cette relation
excède de loin le simple valoir pour.. : l'outil, certes,
vaut pour... mais pour faire être ce qui n'est pas. La "valeur
d'usage" est beaucoup plus que valeur d'usage, car elle est
valeur de production ou de transformation... La relation de finalité
implique circulairement le schème du possible du pouvoir
faire-être, du pouvoir être (qui)... instaure ipso facto
la division en possible et impossible... C'est dans et par l'interaction
du possible et de l'impossible que la société et chaque
société constitue le "réel" et son
"réel". La réalité n'est pas seulement
comme on le répète depuis Diltkey, "ce qui résiste"
; elle est tout autant et indissociablement, ce qui peut être
transformé, ce qui permet le faire (et le teukhein) comme
faire autre que ce qui est ou faire autrement ce qui est ainsi.
La réalité est ce dans quoi il y a du faisable et
de l'infaisable... Il en découle immédiatement que
la "réalité" est socialement instituée,
non seulement en tant que réalité en général,
mais en tant que telle réalité, réalité
de cette société ci... La distinction possible/impossible
est seconde et dérivée dans le legein comme tel, à
savoir comme code. Lorsque le legein dit le possible et l'impossible,
il dit ce que le teukhein a posé et fait être... La
division instaurée par le teukhein en possible/impossible
est une véritable bipartition, à partir de laquelle
est le "réel" comme divisé" (IIS 357-358).
Pour conclure cette réflexion autour du legein et du teukhein
, il convient d'effectuer deux remarques soulignant l'importance
de la dimension imaginaire ainsi que l'historicité de ces
deux notions.
Conclusion sur legein et teukhein.
1. - De l'importance de la dimension imaginaire par rapport à
la dimension ensidique.
Il est évident pour l'auteur que "de même que
dans le cas du langage, la dimension ensidique, dans et par laquelle
le langage est comme code, est impossible sans et indissociable
de sa dimension significative, dans et par laquelle le langage est
comme langue, de même le teukhein comme ensidique est inséparable
de la dimension imaginaire du faire et du magma de significations
imaginaires sociales que le faire social fait être et par
lesquelles ce faire est comme faire social... Le legein, comme purement
ensidique, devient à la limite la fiction incohérente
et insoutenable du pur système formalisé fermé
sur lui-même. Le teukhein comme purement ensidique devient
la fiction incohérente et insoutenable de la technique par
et pour la technique. Mais... cette position de la technique comme
fin en soi n'est pas quelque chose que la technique pourrait, comme
telle, poser, elle est une position imaginaire : la technique vaut
aujourd'hui comme ce pur délire social présentifiant
le phantasme de toute puissance, délire qui est pour une
grande partie la "réalité" avec, mais surtout
sans guillemets, du capitalisme moderne" (IIS 359)
Cette indissociabilité de la dimension imaginaire et de
la dimension ensidique amène l'auteur à insister sur
l'historicité du "legein" et du "teukhein".
2. - De l'historicité de legein et du teukhein.
Ainsi "legein et teukhein comme tels sont des créations
absolues du social-historique... Pris chaque fois dans le monde
"fermé" qu'organise et institue chaque société,
et instruments de cette fermeture, ils fournissent en même
temps toujours les ressources qui rendent possibles de rompre cette
fermeture, d'altérer la société et son monde...
legein et teukhein sont intrinsèquement extensibles et transformables.
C'est par là qu'ils sont à la fois compatibles avec
une histoire et ouverts eux-mêmes à la possibilité
d'une histoire... Ils peuvent instrumenter les créations
successives de l'imaginaire radical et de l'imagination radicale,
que celles-ci se manifestent comme des ruptures totales ou comme
des altérations "insensibles"... l'histoire du
faire social-historique est aussi en même temps histoire du
teukhein, qui en est support et dimension inéliminable"
(US 365-367)
Ainsi s'achève cette première partie du mémoire
consacrée à la critique de la pensée héritée
de CC. Il reste, dans une seconde approche à étudier
un aspect plus concret" de son oeuvre consacrée à
l'examen de son projet d'autonomie individuelle et collective.
2° Partie : Un projet révolutionnaire visant l'autonomie
individuelle et collective.
Afin d'examiner le contenu de ce projet d'autonomie prôné
par l'auteur, il nous a semblé opportun d'envisager en Premier
lieu l'examen de sa dimension politique puis de sa dimension économique.
Ces deux aspects sont certes le plus souvent mêlés
indissociablement dans l'oeuvre de CC mais cette division permet
de montrer que pour lui il ne saurait y avoir de démocratie
au sens large sans remise en cause de l'organisation et de l'importance
de l'économique dans la société.
A. - Dimension politique du projet: révolution et démocratie.
Dans cette première approche consacrée à la
dimension politique du projet d'autonomie individuelle et collective
nous aborderons d'abord comment l'auteur envisage la notion de révolution,
puis sa pensée de la démocratie.
1°) Penser la révolution.
Il s'agira d'analyser dans un premier développement la critique
que fait CC du marxisme à l'aune d'un projet révolutionnaire
dont nous tenterons de cerner plus précisément le
contenu dans un second temps.
a) Marxisme et théorie révolutionnaire.
L’auteur va d'abord expliquer l'origine de sa rupture définitive
avec le marxisme, en 1964-1965. "Partis du marxisme révolutionnaire,
nous sommes arrivés au point où il fallait choisir
entre rester marxistes et rester révolutionnaires ; entre
la fidélité à une doctrine qui n'anime plus
depuis longtemps ni une réflexion, ni une action, et la fidélité
au projet d'une transformation radicale de la société,
qui exige d'abord que l'on comprenne ce que l'on veut transformer,
et que l'on identifie ce qui dans la société, conteste
vraiment cette société et est en lutte contre sa forme
présente" (IIS 20)
CC va alors opérer sa critique du marxisme en rejetant dans
un premier temps la théorie et la philosophie marxiste de
l'histoire puis dans un second temps en tentant d'analyser le pourquoi
du destin historique du marxisme.
-> La critique du contenu du marxisme : le rejet de la théorie
et de la philosophie marxiste de l’histoire.
CC va d'abord essayer de montrer l'erreur qu'a, selon lui, commise
Marx dans sa tentative de localisation de la contradiction profonde
du système capitaliste.
Il déclare ainsi "l'analyse économique du capitalisme...
constitue la pointe où doit se concentrer toute la substance
de la théorie... Ce qui s'exprime.. en dernière analyse
c'est la contradiction du capitalisme telle que la voit Marx : l'incompatibilité
entre le développement de forces productives et les "rapports
de production" ou "formes de propriété"
capitalistes... Parler de contradiction entre les forces productives
et les rapports de production est pire qu'un abus de langage...
On pourrait tout au plus parler d'une tension, d'une opposition
ou d'un conflit entre les forces productives... et ces types d'organisation
qui tôt ou tard "restent en arrière" des
forces productives et cessent de leur être adéquats...
Mais ce schéma mécanique n'est pas tenable même
au niveau empirique le plus simple. Il représente une extrapolation
abusive à l'ensemble de l'histoire d'un processus qui ne
s'est réalisé que pendant une seule phase de cette
histoire, la phase de la révolution bourgeoise" (IIS
21-26).
CC va ainsi mettre le doigt sur la véritable contradiction
du capitalisme. "Le capitalisme ne peut fonctionner qu'en mettant
constamment à contribution l'activité proprement humaine
de ses assujettis qu'il essaie en même temps de réduire
et de déshumaniser le plus possible... C'est là que
réside la contradiction dernière du capitalisme"
(IIS 23)
En outre, CC considère comme nécessaire l'abandon
de la conception matérialiste de l'histoire car celle-ci
:
? "fait du développement de la technique le moteur
de l'histoire "en dernière analyse" et lui attribue
une évolution autonome et une signification close et bien
définie,
?
- essaie de soumettre l'ensemble de l'histoire à des catégories
qui n'ont un sens que pour la société capitaliste
développée et dont l'application à des formes
précédentes de la vie sociale pose plus de problème
qu'elle n'en résout,
- est basée sur le postulat caché d'une nature humaine
essentiellement inaltérable dont la motivation prédominante
serait la motivation économique' (IIS 39-40)
CC va également tenter d'éclairer quelque peu les
rapports entre "déterminisme économique d'un
côté et lutte de classe de l'autre (qui) proposent
deux modes d'explication, irréductibles l'un à l'autre...
Dans le marxisme il n'y a pas véritablement "synthèse"
mais écrasement du second au profit du premier.. La liberté
ainsi concédée au prolétariat n'est pas différente
de la liberté d'être fou que nous pouvons nous reconnaître
: liberté qui ne vaut, qui n'existe même, qu'à
condition de ne pas en user, car son usage l'abolirait en même
temps que toute cohérence du monde" (IIS 42-45).
Après avoir critiqué la théorie marxiste de
l'histoire, CC va s'attaquer aux postulats qui régissent
sa philosophie et notamment son "rationalisme objectiviste".
C'est d'abord le problème de l'enchaînement des significations
qui va retenir son attention. Ainsi "il y a des significations
qui dépassent les significations immédiates et réellement
vécues et elles sont portées par des processus de
causations qui, en eux mêmes, n'ont pas de significations,
ou pas cette signification-là... Le problème devient
encore plus aigu avec le marxisme. Car le marxisme à la fois
maintient l'idée de signification assignable des événements
et des phases historiques, affirme plus qu'aucune autre conception
la force de la logique interne des processus historiques, totalise
ces significations en une signification d'ores et déjà
donnée de l'ensemble de l'histoire (la production du communisme)
et prétend pouvoir réduire intégralement le
niveau de signification au niveau des causations... Comment le fonctionnement
de lois aveugles peut-il produire un résultat qui a pour
l'humanité à la fois une signification et une valeur
positive ?... On élimine ce qui est le problème central
de toute réflexion : la rationalité du monde (naturel
ou historique) en se donnant d'avance un monde rationnel par construction...
dans ces conditions disparaît le problème premier de
la pratique : que les hommes ont à donner à leur vie
individuelle et collective une signification qui n'est pas pré-assignée,
et qu'ils ont à la faire aux prises avec des conditions réelles
qui ni n'excluent, ni ne garantissent l'accomplissement de leur
projet" (IIS 71-73).
Enfin CC va terminer sa critique du contenu du marxisme par l'examen
de la dialectique héritée de Hegel. "Si Marx
a conservé la dialectique hégélienne, il en
a conservé aussi le vrai contenu philosophique qu'est le
rationalisme (qui)... git... dans le postulat fondamental selon
lequel "tout ce qui est réel, est rationnel", dans
la prétention inévitable de pouvoir produire la totalité
des déterminations possibles de son objet... Un dépassement
révolutionnaire de la dialectique hégélienne
exige non pas qu'on la remette sur les pieds, mais que, pour commencer
on lui coupe la tête... Une dialectique "non spiritualiste"
doit être tout aussi une dialectique "non matérialiste"
au sens qu'elle refuse de poser un Etre absolu... Elle doit éliminer
la clôture et l'achèvement, repousser le système
complété du monde. Elle doit écarter l'illusion
rationaliste, accepter sérieusement l'idée qu'il y
a de l'infini et de l'indéfini, admettre, sans pour autant
renoncer au travail, que toute détermination rationnelle
laisse un résidu non déterminé et non rationnel
que le résidu est tout autant essentiel que ce qui a été
analysé... (IIS 74-76).
Après avoir donné les principaux éléments
de sa critique du marxisme, CC va essayer d'étudier son évolution
historique en tentant par la suite de comprendre le pourquoi de
sa déchéance.
-> L’évolution historique du marxisme et ses causes.
Dans le marxisme "l'élément révolutionnaire
représente une torsion essentielle de l'histoire de l'humanité.
C'est lui qui veut détrôner la philosophie spéculative
en proclamant qu'il ne s'agit plus d'interpréter mais de
transformer le monde, et qu'il faut dépasser la philosophie
en la réalisant... qui met l'accent sur le fait que les hommes
font leur propre histoire dans des conditions chaque fois données,
et qui déclarera que l'émancipation des travailleurs
sera l'oeuvre des travailleurs eux-mêmes. C'est lui qui sera
capable de reconnaître dans la Commune de Paris ou dans les
soviets russes non seulement des événements insurrectionnels,
mais la création par les masses en action de nouvelles formes
de vie sociale... Il y a ici l'annonce d'un monde nouveau, le projet
d'une transformation radicale de la société, la recherche
de ses conditions dans l'histoire effective et de son sens dans
la situation et l'activité des hommes qui pourraient l'opérer..
Mais ces intuitions restent des intuitions, elles ne seront jamais
vraiment développées. L'annonce du monde nouveau sera
rapidement étouffée par le foisonnement d'un deuxième
élément qui sera développé sous forme
de système qui deviendra rapidement prédominant, qui
reléguera le premier dans l'oubli ou ne l'utilisera - rarement
- que comme alibi idéologique et philosophique. Ce deuxième
élément est celui qui réaffîrme et prolonge
la culture et la société capitaliste dans ses tendances
les plus profondes, même s'il le fait à travers la
négation d'une série d'aspects apparemment (et réellement)
importants-du capitalisme... Réactionnaire sous le capitalisme
dès lors que celui ci ne développe plus les forces
productives... tout cela (l'industrialisation, la primauté
de l'économie) (8) devient progressif sous la "dictature
du prolétariat"... Sous le couvert d'une théorie
révolutionnaire, s'était constituée et développée
l'idéologie d'une force et d'une forme sociale qui était
encore à naître, l'idéologie de la bureaucratie"
(IIS 76-82)
Ainsi, "cette conception ne pouvait que conditionner une pétrification
théorique complète (et) conduire fatalement à
une politique “rationaliste" bureaucratique... S'il y
a un Savoir absolu concernant l'histoire, l'action autonome des
hommes n'a plus aucun sens... Il reste donc à ceux qui sont
investis de ce savoir à décider des moyens les plus
efficaces et les plus rapides pour parvenir au but. L’action
politique devient une action technique... Inversement, la pratique
et la domination des couches bureaucratiques se réclamant
du marxisme ont trouvé dans celui-ci le meilleur "complément
solennel de justification" la meilleure couverture idéologique"
(IIS 91).
CC va tenter, par la suite de rechercher quelques éléments
d'explication de cette évolution historique du marxisme.
"Le développement du marxisme comme théorie s'est
fait dans l'atmosphère intellectuelle et philosophique de
la seconde moitié du 19' siècle ; celle-ci a été
dominée comme aucune autre époque de l'histoire, par
le scientisme et le positivisme... L'apparente toute-puissance de
la technique était quotidiennement "démontrée"...
L’économie se donnait comme l'essence des relations
sociales et le problème économique comme le problème
central de la société" (IIS 82).
En outre, "le destin de l'élément révolutionnaire
dans le marxisme ne fait qu'esquisser, au niveau des idéologies,
le destin du mouvement révolutionnaire dans la société
capitaliste jusqu'à maintenant... Le mouvement ouvrier organisé
est, partout sans exception, intégralement bureaucratisé,
et ses "objectifs" lorsqu'ils existent, n'ont aucun rapport
avec la création d'une nouvelle société"
(IIS 83-86). Ainsi, "l'origine théorique de la déchéance
du marxisme... est à chercher dans la transformation rapide
de la nouvelle conception en un système théorique
achevé et complet dans son intention, dans le retour au contemplatif
et au spéculatif comme mode dominant de la solution du problème
de l'humanité" (IIS 93).
Après avoir constaté l'incapacité pour le
marxisme de participer à un projet véritablement révolutionnaire,
l'auteur va chercher les voies permettant d'élaborer la théorie
d'un tel dessein.
b) Théorie et projet révolutionnaire.
->Savoir et faire : la praxis.
Le premier problème que va rencontrer CC dans une telle
démarche sera celui du rapport entre savoir et faire. Il
s'interroge ainsi dans ces termes : "Une révolution,
comme celle que visait le marxisme et comme celle que nous continuons
de viser, n'est-elle pas une entreprise consciente ? Ne présuppose-t-elle
pas à la fois une connaissance rationnelle de la société
présente et la possibilité d'anticiper rationnellement
la société future ?... Sur quoi peut-on fonder tout
cela, s'il n'y a pas et s'il ne peut pas y avoir une théorie,
une philosophie de l'histoire et de la société ?"
(IIS 97).
Il poursuit alors en répondant que "rien de ce que
nous faisons, rien de ce à quoi nous avons à faire
n'est jamais de l'espèce de la transparence intégrale,
pas plus que du désordre moléculaire complet... L'ordre
total et le désordre total ne sont pas des composantes du
réel, mais... de pures constructions qui, prises absolument,
deviennent illégitimes et incohérentes... Le monde
historique est le monde du faire humain. Ce faire est toujours en
rapport avec le savoir, mais ce rapport est à élucider..
Aucun faire humain n'est non conscient ; mais aucun ne pourrait
continuer une seconde si on lui posait l'exigence d'un savoir exhaustif
préalable... La théorie comme telle est un faire,
la tentative toujours incertaine de réaliser le projet d'une
élucidation du monde" (IIS 98-102) "définit
ainsi le concept de "praxis" : "la politique n'est
ni concrétisation d'un savoir absolu, ni technique, ni volonté
aveugle d'on ne sait quoi ; elle appartient à un autre domaine,
celui du Faire, et à ce mode spécifique du Faire qu'est
la praxis... Nous appelons praxis, ce Faire dans lequel l'autre
ou les autres sont visés comme être autonomes et considérés
comme l'agent essentiel de leur propre autonomie" (IIS 103).
L'auteur va alors expliciter les rapports intimes entre praxis
et autonomie. "Dans la praxis, l'autonomie des autres n'est
pas une fin, elle est, sans jeu de mots, un commencement... Il y
a un rapport interne entre ce qui est visé (le développement
de l'autonomie) et ce par quoi il est visé (l'exercice de
cette autonomie). Ce sont deux moments d'un même processus"
(IIS 104).
CC continue alors l'examen de la praxis et du savoir. "La
praxis... s'appuie sur un savoir mais celui-ci est toujours fragmentaire
et provisoire. Il est fragmentaire car il ne peut pas y avoir de
théorie exhaustive de l'homme et de l'histoire ; il est provisoire,
car la praxis elle-même fait surgir constamment un nouveau
savoir, car elle fait parler le monde dans un langage à la
fois singulier et universel... Elucidation et transformation du
réel progressant, dans la praxis, dans un conditionnement
réciproque... Mais dans la structure logique de l'ensemble
qu'elles forment, l'activité précède l'élucidation
; car pour la praxis l'instance ultime n'est pas l'élucidation
mais la transformation du donné... L'objet même de
la praxis c'est le nouveau, ce qui ne se laisse pas réduire
au simple décalque matérialisé d'un ordre rationnel
pré-constitué, en d'autres termes, le réel
même et non un artefact stable, limité et mort... Ce
que nous appelons politique révolutionnaire est une praxis
qui se donne comme objet l'organisation et l'orientation de la société
en vue de l'autonomie de tous et reconnaît que celle-ci présuppose
une transformation radicale de la société qui ne sera,
à son terme, possible que par le déploiement de l'activité
autonome des hommes" (IIS 104-106)
A ce stade de sa réflexion, CC va s'interroger sur les fondements
de ce projet révolutionnaire : "Quelles peuvent être
les bases du projet révolutionnaire dans la situation réelle,
et d'où peut-on tirer une idée quelconque sur une
autre société ?... Pourquoi voulons-nous la révolution
et pourquoi les hommes la voudraient-ils ? ... Que signifie, au
juste, l'autonomie et jusqu'à quel point est-elle “réalisable
?" (IIS 108-109)
-> Les racines du projet révolutionnaire.
L’auteur va ici distinguer les racines sociales du projet
de ses racines subjectives.
* Les racines sociales du projet révolutionnaire
Nous n'étudierons pas ici 1’analyse que fait CC du
système économique capitaliste dont nous verrons les
principaux aspects dans la seconde partie consacrée à
la dimension économique du projet d'autonomie. Nous nous
contenterons d'insister sur la nécessité pour une
politique révolutionnaire d'avoir pour visée la totalité.
Ainsi, pour l'auteur "la politique révolutionnaire consiste
à reconnaître et à expliciter les problèmes
de la société comme totalité, mais précisément
parce que la société est une totalité, elle
reconnaît la société comme autre chose que comme
inertie relativement à ses propres problèmes... Cette
société ne serait-elle pas infiniment mieux placée
pour se faire face à elle-même si elle ne condamnait
pas à l'inertie et à l'opposition les neuf dixièmes
de sa propre substance ? La praxis révolutionnaire n'a donc
pas à produire le schéma total et détaillé
de la société qu'elle vise à instaurer.. Il
lui suffit de montrer que, dans ce qu'elle propose, il n'y a pas
d'incohérence et que, aussi loin qu'on puisse voir, sa réalisation
accroîtrait immensément la capacité de la société
de faire face à ses problèmes" (IIS 124).
L'auteur aborde ensuite les racines subjectives du projet.
*Les racines subjectives du projet révolutionnaire.
CC va ici énoncer les motifs profonds qui l’ont poussé
à s'engager pour un tel projet : "J'ais le désir
et je sens le besoin, pour vivre d’une autre société
que celle qui m'entoure... . Je ne demande pas l’immortalité,
l’ubiquité,l’omniscience. Je ne demande pas que
la société me “donne le bonheur”... Mais,
dans la vie telle qu'elle est faite, à moi et aux autres,
je me heurte à une foule de choses inadmissibles, je dis
qu'elles ne sont pas fatales et qu'elles relèvent de l'organisation
de la société. Je désire, et je demande que
tout d'abord mon travail ait un sens... Je dis que ce serait déjà
un changement fondamental dans cette direction si on me laissait
décider, avec tous les autres ce que j'ai à faire
et, avec mes camarades de travail comment le faire. Je désire
pouvoir, avec tous les autres, savoir ce qui se passe dans la société,
contrôler l'étendue et la qualité de l'information
qui m'est donnée... Je demande de pouvoir participer directement
à toutes les décisions sociales qui peuvent affecter
mon existence, ou le cours général du monde où
je vis. Je n'accepte pas que mon sort soit décidé,
jour après jour, par des gens dont les projets me sont hostiles
ou simplement inconnus, et pour qui nous ne sommes, moi et tous
les autres, que des chiffres dans un plan ou des pions sur un échiquier
et qu'à la limite, ma vie et ma mort soient entre les mains
de gens dont je sais qu'ils sont nécessairement aveugles.
Je sais parfaitement que la réalisation d'une autre organisation
sociale, et sa vie ne seront nullement simples, qu'elles rencontreront
à chaque pas des problèmes difficiles... Si même
nous devions, moi et les autres, rencontrer l'échec dans
cette voie, je préfère l'échec dans une tentative
qui a un sens, à un état qui reste en deçà
même de l'échec et du non échec, qui reste dérisoire.
Je désire pouvoir rencontrer autrui comme un être pareil
à moi et absolument différent, non pas comme un numéro,
ni comme une grenouille perchée sur un autre échelon...
de la hiérarchie des revenus et des pouvoirs. Je désire
pouvoir le voir, et qu'il puisse me voir, comme un autre être
humain... Que nos conflits, dans la mesure où ils ne peuvent
être résolus ou surmontés, concernent des problèmes
et des enjeux réels... Je désire qu'autrui soit libre
car ma liberté commence là où commence la liberté
de l'autre... Je ne compte pas que les hommes se transforment en
anges... Mais je sais combien la culture présente aggrave
et exaspère leurs difficultés d'être, et d'être
avec les autres, et je vois qu'elle multiplie à l'infini
les obstacles à leur liberté. Je sais, certes, que
ce désir ne peut pas être réalisé aujourd'hui
; ni même la révolution aurait-elle lieu demain, se
réaliser intégralement de mon vivant. Je sais que
des hommes vivront un jour pour que le souvenir même des problèmes
qui peuvent le plus nous angoisser aujourd'hui n'existent pas. C'est
là mon destin, que je dois assumer, et que j'assume"
(IIS 126- 127)
Après cette envolée lyrique, voire prophétique,
CC va combattre l'argument avancé par certains selon lequel
il fuirait en quelque sorte la réalité pour se réfugier
dans le rêve ou l'utopie : "Est-ce que mon attitude revient
à refuser le principe de réalité ?... Jusqu'à
quel point le principe de réalité manifeste-t-il la
nature, et où commence-t-il à manifester la société
? Jusqu'où manifeste-t-il la société comme
telle, et à partir d'où telle forme historique de
la société ? Pourquoi pas le servage, les galères,
les camps de concentration ?... J'accepte le principe de réalité
car j'accepte la nécessité du travail (aussi longtemps
du reste qu'elle est réelle car elle devient chaque jour
moins évidente) et la nécessité d'une organisation
sociale du travail. Mais je n'accepte pas l'invocation d'une fausse
psychanalyse et d'une fausse métaphysique, qui importe dans
la discussion même des possibilités historiques des
affirmations gratuites sur lesquelles elle ne sait rien. Mon désir
serait-il infantile ? ... Dans la situation infantile, la vie nous
est donnée pour rien ; et la loi nous est donnée,
sans rien, sans plus, sans discussion possible. Ce que je veux c'est
tout le contraire : c'est faire ma vie, et donner la vie si possible,
en tout cas donner pour ma vie. C'est que la loi ne me soit pas
simplement donnée, mais que je me la donne en même
temps à moi-même. Celui qui est en permanence dans
la situation infantile c'est le conformiste ou l'apolitique : car
il accepte la loi sans la discuter et ne désire pas participer
à sa formation... Ce que je veux, c'est que la société
cesse enfin d'être une famille, fausse de surcroît,
jusqu'au grotesque, qu'elle acquière sa dimension propre
de société, de réseau de rapports entre adultes
autonomes" (IIS 128-129).
Ceci amène l'auteur à vouloir "l'abolition du
pouvoir au sens actuel... Le pouvoir actuel, c'est que les autres
sont choses, et tout ce que je veux va à l'encontre de cela"
(IIS 129.).
CC termine en refusant d'assimiler tragédie et mélodrame.
"Poursuivrais-je cette chimère de vouloir éliminer
le côté tragique de l'existence humaine ? Il me semble
plutôt que je veux en éliminer le mélodrame,
la fausse tragédie. Que des gens meurent de faim en Inde,
cependant qu'en Amérique et en Europe les gouvernements pénalisent
les paysans qui produisent "trop", c'est une macabre farce,
c'est du Grand Guignol où les cadavres et la souffrance sont
réels, mais ce n'est pas de la tragédie, il n'y a
là rien d'inéluctable. Et si l'humanité périt
un jour à coups de bombes à hydrogène, je refuse
d'appeler cela une tragédie. Je l'appelle une connerie. Je
veux la suppression du Guignol et de la transformation des hommes
en pantins..." (IIS 129-130).
Afin de conclure cette réflexion sur le contenu d'un tel
projet révolutionnaire, il convient de préciser davantage
ce que l'auteur désigne par autonomie, mais auparavant de
son contraire, l'hétéronomie ou aliénation.
->Hétéronomie et autonomie.
* "Hétéronomie" est issu des termes grecs
"hétéros" et "nomos" signifiant
respectivement "autre" et “loi" (norme). Une
société est donc dite hétéronome lorsque
la loi, la norme est dite fixée par un autre (Dieu, les lois
de l'histoire) afin de masquer la domination d'une minorité
sur l'ensemble de la société. Cet état de fait
est rendu possible par l'institutionnalisation de l'hétéronomie.
"L’hétéronomie sociale, n'apparaît
pas simplement comme "discours de l'autre"... L'autre
y disparaît dans l'anonymat collectif, l'impersonnalité
des "mécanismes économiques du marché"
ou de la "rationalité du plan", de la loi de quelques
uns présentée comme la loi tout court..; Ce qui représente
désormais l'autre n'est plus un discours : c'est une mitraillette,
un ordre de mobilisation, une feuille de paye et des marchandises
chères, une décision de tribunal et une prison. L’autre
est désormais "in camé" ailleurs que dans
l'inconscient individuel même si sa présence par délégation
dans l'inconscient de tous les concernés (celui qui tient
la mitraillette, celui pour qui et celui face à qui elle
est tenue) est condition nécessaire de cette incarnation...
Il y a aliénation de la société toutes classes
confondues à ses institutions... L’institution une
fois posée, semble s'autonomiser... elle possède son
inertie et sa logique propre..." (IIS 149-15 1).
A cette aliénation institutionnalisée, CC va opposer
la recherche de l'autonomie individuelle et sociale.
* L’autonomie a d'abord un sens pour l'individu. Ainsi "un
sujet autonome est celui qui se sait fondé à conclure
: cela est bien vrai, et : cela est bien mon désir. L’autonomie
n'est donc pas élucidation sans résidu et élimination
totale du discours de l'Autre non su comme tel. Elle est instauration
d'un autre rapport entre le discours de l'Autre et le discours du
sujet... Il a la possibilité permanente et en permanence
actualisable de regarder, objectiver, mettre à distance,
détacher et finalement transformer le discours de l'Autre
en discours du sujet.. Un regard dans lequel il n'y a pas déjà
du regardé ne peut rien voir ; une pensée dans laquelle
il n'y a pas du déjà pensé ne peut rien penser..
Un contenu quelconque est toujours déjà présent
et... il est non pas résidu, scorie, encombrement ou matière
indifférente mais condition effîciente de l'activité
du sujet... Ce contenu... c'est l'union produite et productive de
soi et de l'autre... Ce n'est que par le monde que l'on peut penser
le monde... Sans ce contenu, on ne trouverait à la place
du sujet que son fantôme. Et dans ce contenu, il y a toujours
l'autre et les autres... La charnière de cette articulation
de soi et de l'autre, c'est le corps, cette structure "matérielle"
grosse d'un sens virtuel..." (IIS 143-145).
Ceci amène l'auteur à expliquer l'attitude de la
philosophie traditionnelle à l'égard du sujet. "C'est
parce qu'elle "oublie" cette structure concrète
du sujet que la philosophie traditionnelle... ravale au rang de
conditions de servitude aussi bien l'autre que la corporalité.
Et c'est parce qu'elle veut se fonder sur la liberté pure
d'un sujet fictif, qu'elle se condamne à retrouver l'aliénation
du sujet effectif comme problème insoluble" (IIS 145).
CC peut ainsi conclure sur la dimension individuelle de l'autonomie
: le "Je" de l'autonomie n'est pas Soi absolu, monade
qui nettoie et polit sa surface extéro-interne pour en éliminer
les impuretés apportées par le contact d'autrui ;
il est l'existence active et lucide qui réorganise constamment
les contenus en s'aidant de ces mêmes contenus... Il ne peut
donc s'agir, sous ce rapport non plus, d'élimination totale
du discours de l'autre - non seulement parce que c'est une tâche
interminable, mais parce que l'autre est chaque fois présent
dans l'activité qui "l'élimine". Et c'est
pourquoi il ne peut non plus exister de "vérité
propre" du sujet en un sens absolu. La vérité
propre du sujet est toujours participation à une vérité
qui le dépasse, qui s'enracine et l'enracine finalement dans
la société et dans l'histoire lors même que
le sujet réalise son autonomie" (IIS 146).
L'auteur aborde par la suite la dimension sociale de l'autonomie
corollaire inséparable de sa dimension individuelle.
Ainsi "l'autonomie telle que nous l'avons définie,
conduit directement au problème politique et social... On
ne peut vouloir l'autonomie sans la vouloir pour tous, et... sa
réalisation ne peut se concevoir pleinement que comme entreprise
collective... Si le problème de l'autonomie est que le sujet
rencontre en lui-même un sens qui n'est pas sien et qu'il
a à le transformer en l'utilisant ; si l'autonomie est ce
rapport dans lequel les autres sont toujours présents comme
altérité et comme ipséité du sujet -
alors l'autonomie n'est concevable, déjà philosophiquement,
que comme un problème et un rapport social... L’inter-subjectif
est, en quelque sorte, la matière dont est fait le social,
mais cette matière n'existe que comme partie et moment de
ce social qu’elle compose, mais qu'elle présuppose
aussi..." (IIS 147-148).
Afin d'achever ce développement consacré à
la pensée de la révolution il nous reste à
évoquer en conclusion le rejet par l'auteur de la mythologie
d'une société intégralement transparente ainsi
que sa dénonciation de la vulgate actuelle qui assimile révolution
et totalitarisme.
Conclusion.
1. - Révolution et société transparente.
CC s'attaque ici, notamment, au flou et au vague qui entourent
la conception de la société communiste notamment chez
Marx et Engels. Il affirme ainsi que "jamais une société
ne sera totalement transparente, d'abord parce que les individus
qui la composent ne seront jamais transparent à eux-mêmes,
puisqu'il ne peut être question d'éliminer l'inconscient.
Ensuite parce que le social... implique quelque chose qui ne peut
jamais être donné comme tel... Le social est une dimension
indéfinie, même si elle est enclose à chaque
instant... Pas plus que l'on ne peut éliminer ou résorber
l'inconscient, on ne peut éliminer ou résorber ce
fondement illimité et insondable sur quoi repose toute société
donnée. Il ne peut être question non plus d'une société
sans institutions, quel que soit le développement des individus,
le progrès de la technique, ou l'abondance économique...
Il y aura toujours distance entre la société instituante
et ce qui est, à chaque moment institué - et cette
distance n'est pas-un négatif ou un déficit, elle
est l'une des expressions de la créativité de l'histoire...
De même que l'individu ne peut saisir ou se donner quoi que
ce soit... en dehors du symbolique, une société ne
peut se donner quoi que ce soit en dehors de ce symbolique au second
degré que représentent les institutions. Et pas plus
que je peux appeler aliénation mon rapport au langage comme
tel, il n'y a pas de sens à appeler aliénation le
rapport de la société à l'institution comme
telle. L'aliénation apparaît dans ce rapport mais elle
n'est pas ce rapport, comme l'erreur et le délire ne sont
possibles que dans le langage mais ne sont pas le langage"
(IIS 156-157).
CC va dénoncer pour finir l'assimilation dominante actuelle
entre révolution et totalitarisme.
2.- Révolution et totalitarisme.
L'auteur prend en premier lieu le cas de la Russie. "Il y
a eu une révolution de février 1917, il n'y a pas
de "révolution d'octobre" : en octobre 1917, il
y a un putsch, un coup d'Etat militaire... Les auteurs du putsch
ne parviendront à leurs fins que contre la volonté
populaire dans son ensemble, dissolution de l'assemblée nationale
en 1918, et contre les organismes démocratiques nés
à partir de février, soviets et comités de
fabrique. Ce n'est pas la révolution qui, en Russie, produit
le totalitarisme, mais le coup d'Etat du parti bolchevique, ce qui
est tout à fait autre chose" (MM 162).
CC poursuit alors l'analyse des faits sur d'autres exemples : "Il
y a eu installation du totalitarisme en Allemagne en 1933, mais
pas de révolution (la "révolution national-socialiste"
est un pur slogan). Avec des spécifications tout à
fait différentes, la même chose est vraie pour la Chine,
en 1948-1949. D'un autre côté, sans l'intervention
effective ou la menace virtuelle des divisions russes, la révolution
hongroise de 1956, comme le mouvement de 1980-1981 en Pologne auraient
certainement abouti au renversement des régimes existants
; il est absurde de penser qu'ils auraient conduit au totalitarisme.
Et il faut préciser que "révolution" ne
veut pas dire du tout nécessairement barricades, violence,
sang, etc." (MM 162-163).
L'auteur insiste alors sur le caractère démocratique
de la révolution qui "ne signifîe pas seulement
tentative de ré-institution explicite de la société.
La révolution est cette réinstitution par l'activité
collective et autonome du peuple ou d'une grande partie de la société.
Or lorsque cette activité se déploie, dans les temps
modernes, elle a présenté toujours un caractère
démocratique. Et toutes les fois où un fort mouvement
social a voulu transformer radicalement mais pacifiquement la société,
il s'est heurté à la violence du pouvoir-établi.
Pourquoi oublie-t-on la Pologne de 1981 ou la Chine de 1989 ?"
(MM 163).
CC conclut ainsi : "Quant au totalitarisme, c'est un phénomène
infiniment lourd et complexe, auquel on comprend très peu
de chose par l'assertion : la révolution produit le totalitarisme
(dont on a vu qu'elle est empiriquement fausse par les deux bouts
: toutes les révolutions n'ont pas produit des totalitarismes,
et tous les totalitarismes n'ont pas été liés
à des révolutions). Mais si l'on pense aux germes
de l'idée totalitaire, impossible de négliger d'abord
le totalitarisme immanent à l'imaginaire capitaliste : expansion
illimitée de la "maîtrise rationnelle", et
organisation capitaliste de la production. dans l'usine : "one
best way", discipline mécaniquement obligé (les
usines Ford de Détroit en 1920 composent des micro sociétés
totalitaires) (Cf. B. l°a). Ensuite, la logique de l'Etat moderne
laquelle, si on la laisse atteindre sa limite, tend à la
régulation totale... Nous arrivons alors à une idée
tout à fait différente de la vulgate actuelle : si,
et dans la mesure où, les révolutionnaires sont pris
dans le fantasme d'une maîtrise rationnelle de l'histoire,
et de la société, dont à ce moment-là
ils se posent évidemment comme les sujets, alors, il y a
certainement là une origine possible d'une évolution
totalitaire. Car alors ils tendront à remplacer l'auto-activité
de la société par leur propre activité : celle
des conventionnels et des commissaires de la République,
celle plus tard, du parti. Encore faut-il que la société
se laisse faire" (MM 163-164).
Après avoir vu comment l'auteur concevait la révolution,
il nous reste à étudier avec lui comment il définit
la démocratie qu'il souhaiterait voir instaurer, afin de
conclure cette réflexion consacrée à la dimension
politique du projet d'autonomie individuelle et sociale.
2°) Penser la démocratie : le germe grec.
CC va d'abord préciser ce que nous apporte l'héritage
grec : "la Grèce est le locus social-historique où
ont été créées la démocratie
et la philosophie et où se trouvent par conséquent
nos origines... Le simple fait de juger et de choisir.. présuppose
non seulement que nous faisons partie de cette histoire particulière,
de cette tradition particulière où il est devenu pour
la première fois effectivement possible de juger et de choisir,
mais qu'avant tout jugement et choix de "contenus" nous
avons déjà... jugé assertivement et choisi
cette tradition et cette histoire... L'histoire même du monde
greco-occidental peut être interprêtée comme
l'histoire de la lutte entre l'autonomie et l'hétéronomie"
(DH 263-268).
L’auteur s'attache ensuite à examiner dans le détail
le modèle de la démocratie athénienne en évoquant
trois questions :
“ «qui» est le «sujet» de cette autonomie
?
Quelles sont les limites de son action ?
et quel est l'«objet» de l'auto-institution autonome
?" (DH 287).
a) Le «sujet» de l'autonomie.
Il s'agit de "la communauté des citoyens - le démos
- (qui) proclame qu'elle est absolument souveraine... (Elle se régit
par ses propres lois, possède sa juridiction indépendante
et se gouverne elle-même pour reprendre 1es termes de Thucydide).
Elle affirme également l'égalité politique
(Le partage égal de 1’activité et du pouvoir)
de tous les hommes libres" (DH 287).
Ici apparaît un premier problème car "l'auto-définition
du corps politique... contient - et contiendra toujours - un élément
d'arbitraire" (DH 287). Ainsi, pour CC "l'exclusion des
femmes des étrangers et des esclaves de la citoyenneté
est certes une limitation qui nous est inacceptable... Mais, si
nous nous laissons aller un instant au jeu stupide de "mérites
comparés", rappelons que l'esclavage a survécu
aux Etats-Unis jusqu'en 1865 et au Brésil jusqu'à
la fin du 19° siècle ; que, dans la plupart des pays
"démocratiques" le droit de vote n'a été
accordé aux femmes qu'au lendemain de la seconde guerre mondiale
; qu'à ce jour aucun pays ne reconnaît le droit de
vote aux étrangers et que dans la grande majorité
des cas la naturalisation des étrangers résidents
n'a rien d'automatique" (DH 287-288).
L’auteur va par ailleurs distinguer trois aspects principaux
dans cette analyse du «Sujet» de l'autonomie.
-> Il s'agit en premier lieu du “peuple par opposition
aux “représentants"...
Le corps souverain est la totalité des personnes concernées,
chaque fois qu'une délégation est inévitable,
les délégués ne sont pas simplement élus,
mais peuvent être révoqués à tout moment...
La grande philosophie politique classique ignorait la notion (mystificatrice)
de "représentation"... Aristote... définit
clairement l'élection comme un principe aristocratique...
Lorsque Rousseau explique que la démocratie est un régime
trop parfait pour les hommes, qu'il n'est adapté qu'à
un peuple de dieux, il entend par démocratie l'identité
du souverain et du prince - c'est à dire l'absence de magistrats...
Benjamin Constant n'a pas glorifié les élections ni
la "représentation" en tant que telle ; il a défendu
en elles des moindres maux, dans l'idée que la démocratie
était impossible dans les pays modernes en raison de leurs
dimensions et parce que les gens se désintéressaient
des affaires publiques. Quelle que soit la valeur de ces arguments,
ils sont fondés sur la reconnaissance explicite du fait que
la représentation est un principe étranger à
la démocratie... Dès qu'il y a des "représentants"
permanents, l'autorité, l'activité et l'initiative
politique sont enlevées au corps des citoyens pour être
remises au corps restreint des "représentants"
- qui en usent de manière à consolider leur position,
et à créer des conditions susceptibles d'infléchir,
de bien des façons, l'issue des prochaines "élections""
(DH 288-289).
-> En second lieu, on a affaire au “peuple par opposition
aux “experts”.
La conception grecque des experts est liée au principe de
la démocratie directe. Les décisions relatives à
la législation, mais aussi aux affaires politiques importantes
- aux questions de gouvernement - sont prises par l'ecclésia,
après l'audition de divers orateurs et, entre autres, le
cas échéant, de ceux qui prétendent posséder
un savoir spécifique concernant les affaires discutées...
L'expertise politique, ou la "sagesse" politique, appartient
à la communauté politique, car l'expertise, la techné,
au sens strict est toujours liée à une activité
technique spécifique et est naturellement reconnue dans son
domaine propre... Le bon juge du spécialiste n'est pas un
autre spécialiste, mais 1'utilisateur... Et naturellement
pour toutes les affaires publiques (communes), l'utilisateur et
donc le meilleur juge n'est autre que la polis... L'idée
dominante suivant laquelle les experts ne peuvent être jugés
que par d'autres experts est l'une des conditions de l'expansion
et de l'irresponsabilité croissante des appareils hiérarchico-bureaucratiques
modernes. L'idée dominante qu'il existe des "experts"'
en politique, c'est-à-dire des spécialistes de l'universel
et des techniciens de la totalité, tourne en dérision
l'idée même de démocratie : le pouvoir des hommes
politiques se justifie par "l'expertise" qu'ils seraient
seuls à posséder - et le peuple, par définition
inexpert, est périodiquement appelé à donner
son avis sur ces "experts". Compte tenu de la vacuité
de la notion d'une spécialisation ès universel, cette
idée recèle aussi les germes du divorce naissant entre
l'aptitude à se hisser au faîte du pouvoir et l'aptitude
à gouverner..." (DH 299-290).
-> Enfin, il est question de "la communauté par
opposition à “l’Etat” . La polis
grecque n'est pas un "Etat" au sens moderne…Politéia
désigne à la fois
l'institution/constitution politique et la manière dont
le peuple s'occupe des affaires communes... L’idée
d'un "Etat", c'est-à-dire d'une institution distincte
et séparée du corps des citoyens, eût été
incompréhensible pour un grec... La communauté politique
des athéniens, la polis, possède une existence propre...
Mais la distinction n'est pas faite entre un "Etat" et
une "population" ; elle oppose la "personne morale",
le corps constitué permanent des athéniens pérennes
et impersonnels, d'une part, et les athéniens vivant et respirant,
de l'autre... Il existe à Athènes un mécanisme
technico-administratif.. Mais celui-ci n'assure aucune fonction
politique. Il est significatif que cette administration soit composée
d'esclaves jusqu'à ses échelons les plus élevés...
Ces esclaves étaient supervisés par des citoyens magistrats
généralement tirés au sort .. La désignation
des magistrats par tirage au sort ou rotation assure la participation
d'un grand nombre de citoyens à des fonctions officielles...
Tous les magistrats sont responsables de leur gestion et sont tenus
de rendre des comptes... En un sens, l'unité et l'existence
même du corps politique sont "pré-politiques"...
La société "civile" est en soi un objet
d'action politique instituante... Ce à quoi nous assistons
ici c'est à la création d'un espace social proprement
politique, création qui s'appuie sur des éléments
sociaux (économiques) et géographiques sans pour autant
être déterminés par ceux-ci... L’articulation
du corps des citoyens, ainsi créée dans une perspective
politique, vient se surimposer aux articulations "pré-politiques"
sans les écraser. Cette articulation obéit à
des impératifs strictement politiques : l'égalité
dans le partage du pouvoir, d'une part, et l'unité du corps
politique (par opposition aux "intérêts particuliers"),
d'autre part... les intérêts doivent, autant que possible,
être tenus à distance au moment d'arrêter des
décisions politiques... Hannah Arendt... a vu, à juste
titre, que la politique est anéantie lorsqu'elle devient
un masque pour la défense et l'affirmation des intérêts.
Car alors, l'espace politique se trouve désespérément
fragmenté... La participation générale à
la politique implique la création pour la première
fois dans l'histoire, d'un espace public... Le "public"
cesse d'être une affaire "privée"... Les
décisions touchant les affaires communes doivent être
prises par la communauté. Mais l'essence de l'espace public
ne renvoie pas aux seules "décisions finales"...
Il renvoie également aux présupposés des décisions,
à tout ce qui mène à elles... Cela équivaut
à la création de la possibilité - et de la
réalité. - de la liberté de parole, de pensée,
d'examen et de questionnement sans limites... Seule l'éducation
(paidéia) des citoyens en tant que tels peut donner un véritable
et authentique contenu à "l'espace public,"...
La création d'un temps public... (est) l'émergence
d'une dimension où la collectivité puisse inspecter
son propre passé comme le résultat de ses propres
actions et où s'ouvre un avenir indéterminé
comme domaine de ses activités. Tel est bien le sens de la
création de l'historiographie en Grèce". (DH
291-295).
A présent, nous parvenons à la seconde question posée
par CC sur les limites de l'action du "sujet" de l'autonomie.
b) Les limites de l'action politique autonome.
Pour l'auteur "l'autonomie n'est possible que si la société
se reconnaît comme la source de ses normes... Dans une démocratie
le peuple peut faire n'importe quoi - et doit savoir qu'il ne doit
pas faire n'importe quoi. La démocratie est le régime
de l'auto-limitation, elle est donc aussi le régime du risque
historique... Le destin de la démocratie athénienne
en est une illustration... La question des limites de l'activité
auto-instituante d'une collectivité se déploie en
deux moments. Y a-t-il un critère intrinsèque de la
loi et pour la loi ? Peut-on garantir effectivement que ce critère,
qu'elle qu'en soit la définition, ne sera jamais transgressé
?
Au niveau le plus fondamental, la réponse à ces deux
questions est un non catégorique. Il n'est pas de norme de
la norme qui ne serait pas elle-même une création historique...
Personne ne peut protéger l'humanité contre la folie
ou le suicide. Les temps modernes ont... prétendu avoir découvert
la réponse à ces deux questions en les amalgamant
en une seule. Cette réponse serait la "constitution"
conçue comme une charte fondamentale incorporant les normes
des normes et définissant des clauses particulièrement
strictes en ce qui concerne sa révision... L’histoire
moderne, depuis maintenant deux siècles, a tourné
en dérision de toutes les manières imaginables cette
idée d'une "constitution"... Au niveau international
en dépit de la théorique des professeurs de "droit
international public", il n'y a pas en réalité
de droit, mais la "loi du plus fort”... Et la "loi
du plus fort" vaut également pour la mise en place d'un
nouvel “ordre légal" dans un pays... Face à
un mouvement historique qui dispose de la force... les dispositions
juridiques ne sont d'aucun effet..; Dans la pratique et la pensée
grecque, la distinction entre la "constitution" et la
"loi" n'existe pas... La question de l'auto-limitation
a été abordée de manière différente
(et, je crois plus profonde). Je ne m'arrêterai que sur deux
institutions en rapport avec ce problème" (DH 298)
->”L’accusation d'illégalité”
"La première est une procédure apparemment étrange
mais fascinante connue sous le nom de "graphè paranomôn"
("accusation d'illégalité")... Ainsi le
démos en appelait-il au démos contre lui-même
: on en appelait contre une décision prise par le corps des
citoyens dans sa totalité (ou sa partie présente lors
de l'adoption de la proposition) et devant un large échantillon,
sélectionné au hasard, du même corps siégeant
une fois les passions apaisées, pesant de nouveau les arguments
contradictoires et jugeant la question avec un relatif détachement.
Le peuple étant la source de la loi, le “contrôle
de la constitutionnalité" ne pouvait être confié
à des "professionnels"... mais au peuple lui-même
agissant sous des modalités différentes. Le peuple
dit la loi ; le peuple peut se tromper ; le peuple peut se corriger...
" (DH 299)
-> La tragédie
"Une autre institution d'auto-limitation est la tragédie...
La tragédie montre non seulement que nous ne sommes pas maîtres
des conséquences de nos actes, mais que nous ne maîtrisons
pas même leur signification... Au point de vue de la dimension
politique de la tragédie, la pièce la plus profonde
est peut-être Antigone... La catastrophe se produit parce
que Créon comme Antigone se crispent sur leurs raisons, sans
écouter les raisons de l'autre... La décision de Créon
est une décision politique, prise sur des bases très
solides. Mais les bases politiques les plus solides peuvent se révéler
vacillantes si elles ne sont que "politiques"... C'est
précisément en raison du caractère total du
domaine politique... qu'une décision politique correcte doit
prendre en compte tous les facteurs, au delà des facteurs
strictement "politiques"... Rien ne peut à priori
garantir la justesse d'un acte - pas même la raison... C'est
de la folie que de prétendre à tout prix "être
sage tout seul"... Antigone.. révèle le caractère
peu concluant des raisonnements sur lesquels nous fondons nos décisions"
(DH 299-302).
Nous allons terminer cette étude en évoquant la troisième
et dernière interrogation formulés par CC concernant
l'objet de l'auto-institution autonome.
c) L'objet de l'auto-institution autonome.
Pour l'auteur "la conception substantive de la démocratie
en Grèce. a été explicitement formulées..
dans .. "l'oraison funèbre de Périclès"
(Thucydide, Il, 35-46) (où celui-ci)... montre implicitement
la futilité des faux dilemmes qui empoisonnent la philosophie
politique moderne... "l'individu" contre la "société",
ou la "société civile" contre "I'Etat".
L’objet de l'institution de la polis est, à ses yeux,
la création d'un être humain, le citoyen athénien,
qui existe et qui vit dans et par l'unité de ces trois éléments
:
l'amour et la "pratique" de la beauté, l'amour
et la "pratique" de la sagesse, le souci et la responsabilité
du bien public, de la collectivité, de la polis" (DH
304)
On peut ainsi conclure cette analyse de l'apport grec en ces termes
de CC "Quand je dis que les grecs sont pour nous un germe,
je veux dire
en premier lieu, qu'ils n'ont jamais cessé de réfléchir
à cette question : qu'est-ce que l'institution de la société
doit réaliser ?
et en second lieu que, dans le cas paradigmatique, Athènes,
ils ont apporté cette réponse : la création
d'êtres humains vivant avec la beauté, vivant avec
la sagesse et aimant le bien commun" (DH 306)
Avant d'aborder la dimension économique du projet d'autonomie,
il peut être utile d'examiner en conclusion la distinction
que fait CC entre les trois sphères régissant les
rapports des individus et de la collectivité.
Conclusion : Oikos, agora, et ecclesia ; une typologie des régimes
politiques.
"Nous pouvons distinguer abstraitement trois sphères
où se jouent les rapports des individus et de la collectivité
entre eux et avec leur institution politique :
la sphère privée : oikos,
la sphère publique/privée : agora,
la sphère publique/publique que dans le cas d'une société
démocratique j'appellerai pour la brièveté
: ecclesia...
Le plein déploiement des trois sphères et leur distinction/articulation
dans un sens démocratique a lieu pour la première
fois en Grèce. C'est là qu'en même temps qu'est
posée l'indépendance de l'oikos est créée
une agora (sphère publique/privée) et que la sphère
publique/publique devient vraiment publique... Le totalitarisme
est concrétisé par la tentative d'unifier de force
ces trois sphères et par le devenir privé intégral
de la sphère publique/publique... Les oligarchies libérales
contemporaines, les supposées "démocraties"
- prétendent limiter au maximum ou réduire au minimum
inévitable la sphère publique/publique. Prétention
clairement mensongère. Les plus "libéraux"
des régimes contemporains (Etats-Unis, Angleterre ou Suisse)
sont des sociétés profondément étatistes.
La rhétorique de Thatcher et de Reagan n'y a rien changé
d'important (le changement de propriété formelle de
quelques grandes entreprises n'altère pas essentiellement
leur rapport à l'Etat) La structure bureaucratique de la
grande firme reste intacte... On appelle sans pudeur "démocratique"
des sociétés où non seulement les citoyens,
mais même les avocats ne connaissent pas la loi et ne peuvent
pas la connaître... Mais il y a plus important. Les oligarchies
libérales contemporaines partagent avec les régimes
totalitaires, le despotisme asiatique et les monarchies absolues
ce trait décisif : la sphère publique/publique est
en fait, pour sa plus grande part, privée. Elle ne l'est
certes pas juridiquement... Mais dans les faits l'essentiel des
affaires publiques est toujours affaire privée des divers
groupes et clans qui se partagent le pouvoir effectif, les décisions
sont prises derrière le rideau, le peu qui en est porté
sur la scène publique est maquillé, précontraint
et tardif, jusqu'à l'irrelevance.
La première condition d'existence d'une société
autonome, d'une société démocratique, est que
la sphère publique/publique devienne effectivement publique,
devienne une ecclesia et non pas objet d'appropriation privée
par des groupes particuliers" (AAS 501-502)
Il est temps de commencer l'étude de la dimension économique
du projet d'autonomie.
B. - La dimension économique du projet d'autonomie.
Introduction.
Il est clair que "si la société est, en réalité,
profondément divisée en fonction
"d'intérêts" contradictoires... l'insistance
sur l'autonomie du politique devient gratuite. La réponse
ne consiste pas alors à faire abstraction du "social",
mais à le changer, de telle sorte que le conflit des intérêts
"sociaux" (c'est à dire économiques) cesse
d'être le facteur dominant de la formation des attitudes politiques.
A défaut... il en résultera la situation qui est aujourd'hui
celle des sociétés occidentales : la décomposition
du corps politique, et sa fragmentation en groupes de pression,
en lobbies. Dans ce cas, comme la somme algébrique"
d'intérêts contradictoires est très souvent
égale à zéro, il s'ensuivra un état
d'impuissance politique et de dérive sans objet, comme celui
que nous observons à l'heure actuelle" (DH 292-294).
On voit donc avec l'auteur que dimension politique et dimension
économique du projet d'autonomie individuelle et collective
sont indissociables. CC tient en premier lieu à dénoncer
la fallace du lien "organique" qui existerait, selon les
adeptes de la vulgate libérale actuelle entre "démocratie"
(en fait oligarchie libérale) et capitalisme. Selon lui "leur
concomitance historique est amplement contingente... Dans ces sociétés
les institutions comportent une forte composante démocratique
; mais celle-ci n'a pas été engendrée par la
nature humaine ni octroyée par le capitalisme ni entraînée
nécessairement par le développement de celui-ci. Elle
est là comme... sédimentation de luttes et d'une histoire
qui ont duré plusieurs siècles" (DH 108).
En outre, "au plan économique, sans les luttes sociales,
le capitalisme se serait effondré des dizaines de fois depuis
deux siècles" (“Esprit" Déc. 1990).
Nous voyons par ailleurs ici, avec l'auteur la contradiction interne
du capitalisme tel que nous l'avions brièvement évoqué
en examinant sa critique du marxisme (cf. Il. A. l') a) ) : "Le
capitalisme ne peut fonctionner qu'en mettant constamment à
contribution l'activité proprement humaine de ses assujettis
qu’il essaie en même temps de réduire et de déshumaniser
le plus possible" (IIS 23).
Afin de conclure cette brève introduction sur la dimension
économique du projet, il convient de préciser que,
pour CC, analyse critique du capitalisme et visée du socialisme
sont étroitement mêlées : "Il n'y a pas
de critique, il n'y a même pas d'analyse de la crise du capitalisme
possible en dehors d'une perspective socialiste... Inversement,
cette notion du socialisme ne peut pas être seulement l'envers
positif de cette critique ; le cercle risquerait alors d'être
parfaitement utopique. Le contenu positif du socialisme ne peut
être dérivé que de l'histoire réelle..."
(PO 12-13)
Enfin, il peut sembler judicieux, avant d'entamer directement l'analyse
castoriadisienne" du capitalisme de savoir ce que celui-ci
entend par "socialisme" . ce n'est rien d'autre que l'organisation
consciente par les hommes eux-mêmes de leur vie dans tous
les domaines ; il signifie donc la gestion de la production par
les producteurs, à l'échelle de l'entreprise aussi
bien qu'à celle de l'économie..." (PO 9).
Nous étudierons dans une première approche l'analyse
critique du capitalisme à l'intérieur du processus
productif lui-même puis dans une seconde approche la remise
en question des "significations imaginaires sociales"
du système.
1°) La critique de l'organisation capitaliste de la production.
A l'intérieur de ce premier développement nous évoquerons
en premier lieu l'analyse critique de l'organisation capitaliste
de l'entreprise puis en second lieu la réfutation par CC
de la hiérarchie des salaires et des revenus inhérente
à celle-ci.
a) La critique de l'organisation capitaliste de l'entreprise.
Introduction.
Tout d'abord, CC constate que "pour la vue traditionnelle,
largement répandu encore aujourd'hui, les contradictions
et l'irrationalité du capitalisme existent et se manifestent
activement au niveau de l'économie globale, mais n'affectent
pas l'entreprise capitaliste autrement que par ricochet. Si l'on
fait abstraction des servitudes que lui impose son intégration
à un marché irrationnel et anarchique, l'entreprise
est le lieu où l'efficacité et la rationalisation
capitaliste règnent sans partage. Sous peine de mort, le
capitalisme est obligé par la concurrence de poursuivre le
résultat maximum avec le minimum de moyens ; et n'est-ce
pas là le but même de l'économie, la définition
de sa rationalité ? Pour y parvenir, il met à un degré
toujours croissant "la science au service de la production"
et il rationalise le processus du travail par l'intermédiaire
de ces incarnations de la raison opérante que sont ingénieurs
et techniciens" (PO 15). De même "pour Marx lui-même,
la chose n'est pas au fond différente. Certainement, ...
pour lui... cette rationalisation contient une contradiction profonde.
Elle se fait par l'asservissement du travail vivant au travail mort,
elle signifie que les produits de l'activité de l'homme dominent
l'homme, elle entraîne donc une oppression, une mutilation
sans cesse croissante. Mais c'est là une contradiction si
l'on peut dire "philosophique" abstraite et, ceci en deux
sens.
Tout d'abord, elle affecte le sort de l'homme dans la production,
mais non la production elle-même. La mutilation permanente
du producteur, sa transformation en "fragment d'homme"
n'entrave pas la rationalisation capitaliste. Elle n'en est que
l'envers subjectif.. nécessairement donc, l'homme devient
moyen de cette fin qu'est la production.
Il en résulte que cette contradiction reste "philosophique"
et abstraite, aussi, en un deuxième sens : sommairement parlant,
parce qu'on n'y peut rien, Cette situation est le résultat
inexorable d'une phase du développement technique et même
finalement de la nature même de l'économie, "règne
de la nécessité". C'est l'aliénation au
sens hégélien l'homme doit se perdre d'abord pour
pouvoir se retrouver..." (PO 16-17).
CC va s'opposer nettement à cette conception partagée
en commun par libéraux et marxistes : "La rationalisation
capitaliste des rapports de production n'est rationalisation qu'en
apparence. Cette énorme pyramide de moyens devrait prendre
son sens de sa fin ultime ; or celle-ci, l'augmentation de la production
voulue pour elle-même, devenue but en soi et détachée
de tout le reste, est absolument irrationnelle. La production est
un moyen de 1'homme pas l'homme un moyen de production... Faire
de l'homme entièrement un moyen de production, signifie transformer
le sujet en objet, signifie le traiter en chose dans le domaine
de la production. De là découle une deuxième
irrationalité, une autre contradiction concrète, dans
la mesure où cette transformation des hommes en choses, cette
réification, est en conflit avec le développement
même de la production qui est par ailleurs l'essence du capitalisme
et ne peut avoir lieu sans un développement des hommes...
Il n'y a pas de crise du capitalisme résultant du fonctionnement
de "lois objectives" ou de contradictions dialectiques.
Il n'y en a une que dans la mesure où il y a révolte
des hommes contre les règles établies. Cette révolte,
inversement commence comme révolte contre les conditions
concrètes de la production" (PO 17-18.)
CC va ainsi analyser la première source de conflit entre
le capital et l'ouvrier dans l'heure de travail.
-> L'heure de travail et la contradiction du capitalisme.
L'auteur étudie la chose en ces termes : "Autrefois,
le mode et le rythme du travail étaient fixés de façon
presque immuable par les conditions naturelles et les techniques
héritées, l'habitude et la coutume. Aujourd'hui, conditions
naturelles et techniques sont constamment bouleversées, afin
d'accélérer la production. Mais pour l'ouvrier le
travail a perdu tout intérêt autre que celui du gagne
pain. Il résiste donc inéluctablement à cette
accélération. Le contenu d'une heure de travail, le
travail effectif que doit fournir l'ouvrier pendant une heure, devient
ainsi l'objet d'un conflit permanent... Seul le rapport de forces
entre ouvriers et capital peut décider du rythme de travail
dans les conditions données" (PO 19-20).
Toutefois "aussi bien pour surmonter ce conflit que pour pouvoir
planifier la production de l'entreprise, le capitalisme est obligé
de chercher une base “objective”, “rationnelle”
permettant de définir des normes de production... Le taylorisme
et toutes les méthodes “d’organisation scientifique
du travail" qui en découlent directement ou indirectement
prétendent précisément fournir cette base "objective".
Postulant qu'il n'y a qu'une seule bonne méthode (the one
best way) pour chaque opération, ils visent à établir
cette "seule bonne méthode" et à faire le
critère du rendement que doit fournir l'ouvrier. Cette "seule
bonne méthode" on la découvrirait en décomposant
chaque opération en une succession de mouvements dont on
mesurerait la durée et en choisissant pami les divers types
de mouvements réalisés par divers ouvriers, les plus
"économiques". L'addition de ces "temps élémentaires"
définirait la durée normale de l'opération
totale. Pour chaque type d'opération, on pourrait alors dire
le travail effectif que contient une heure de montre et surmonter
le conflit sur le rendement" (PO 20-22).
CC va alors critiquer le taylorisme.
->La critique du taylorisme
Il part d'abord d'un constat d'échec. "La faillite
de la rationalisation "scientifique" oblige constamment
le capitalisme à revenir à l'empirisme de la coercition
pure et simple, et par là même à aggraver le
conflit inhérent à son mode de production..."
(PO 22-23).
* L’auteur effectue en premier lieu une critique théorique
du taylorisme. "Il y a d'abord un écart insurmontable
entre les postulats de la conception théorique et les caractéristiques
essentielles de la situation réelle à laquelle cette
conception veut s'imposer. La "seule bonne méthode"
n'a pas de rapport avec la réalité concrète
de la production... Mais il y a surtout les vices immanents à
la conception théorique elle-même. Le travail est,
du point de vue physiologique, un effort multiplié par une
durée. La durée est mesurable ; l'effort ne l'est
pas... Mais le travail n'est pas qu'une fonction physiologique ;
il est une activité totale de la personne qui l’accomplit.
L’idée qu'il y a “une seule bonne méthode"
pour chaque opération ignore le fait fondamental que chaque
individu au travail peut avoir et a sa manière de s'adapter
à la tâche et de l'adapter à soi-même...
L’ouvrier tend à résoudre les problèmes
que lui pose son travail d'une façon qui correspond à
sa manière d'être en général... Un geste
apparemment "plus rationnel" et "plus économique"
peut être pour tel ouvrier beaucoup plus pénible que
la manière de faire qu'il s'est inventée lui-même
et qui, de ce fait, exprime son adaptation organique à ce
corps à corps avec la machine et la matière qui constitue
le procès de travail... L'addition pure et simple des temps
minimums de différents ouvriers est une absurdité
flagrante, mais l'application d'un "jugement d'allure"
uniforme à toutes les phases successives d'une opération
menée par le même ouvrier l'est tout autant... Un être
humain ne peut pas passer les deux tiers de sa vie éveillée
à accomplir des gestes qui lui sont extérieurs...
Ce plaquage sur l'ouvrier de gestes "rationnels" n'est
pas simplement inhumain ; il est impossible dans les faits, il ne
peut jamais se réaliser totalement. D'ailleurs... l'expérience
montre que le même ouvrier utilise alternativement plusieurs
manières de réaliser la même tâche, ne
serait-ce que pour interrompre la monotonie du travail" (PO
23-25).
*CC s'attache ensuite à montrer l'insuffîsance et
l’ambiguîté des critiques théoriques du
taylorisme par les sociologues industriels tels Alain Touraine.
Ceux-ci pensent qu’il est absurde de considérer "que
l'ouvrier dans l'usine capitaliste doit être transformé
intégralement en appendice de la machine" (PO 26)
Mais, rétorque l’auteur, “la vérité
c’est que la réalité de la production moderne,
dans laquelle vivent des centaines de millions d'individus dans
les entreprises du monde entier, - cette réalité est
précisément cette "absurdité" même.
Taylor, de ce point de vue, n'a rien inventé ; il n'a fait
que systématiser et mener à ses conséquences
logiques ce qui a été de tout temps la logique de
l'organisation capitaliste, c'est-à-dire la logique capitaliste
de l'organisation. L’étonnant n'est pas que des idées
"mécanistes" et absurdes aient pu germer dans la
tête des idéologues ou des organisateurs de l'industrie.
Ces idées ne font qu'exprimer la réalité propre
du capitalisme. L'étonnant est que le capitalisme a presque
réussi à transformer l'homme dans la production moderne
en appendice de la machine... Cette entreprise n'échoue que
dans la mesure exacte où les hommes, dans la production,
refusent d'être traités comme des machines" (PO
27-28).
* CC s'attache enfin à montrer “la critique pratique
des ouvriers" contre le
taylorisme. Ainsi "la racine de l'échec des méthodes
"d'organisation scientifique du travail" (OST) est la
résistance acharnée que leur ont opposée dès
le départ les ouvriers.
Et, bien entendu, la première manifestation de cette résistance,
c'est la lutte permanente qui oppose les ouvriers aux chronométreurs...
Le premier résultat de cette résistance est évidemment
que tout semblant de justification "objective" des temps
élémentaires est détruit... Comme les normes
ne peuvent être consacrées ni même établies
sans une certaine acceptation des ouvriers, et comme celle-ci fait
défaut, la première riposte des exploiteurs est de
les établir avec la collaboration d'une minorité qu'ils
corrompent. C'est la signification ultime du stakhanovisme : établir
des normes monstrueusement exagérées à partir
du rendement de certains individus auxquels on fait une situation
privilégiée, et que l'on place dans des conditions
sans rapport avec les conditions courantes de la production réelle...
Le problème se pose à nouveau, car les normes établies
à partir du rendement de quelques "crevards" ou
de quelques stakhanovistes ne peuvent pas être étendues
au reste des ouvriers. L'abandon final du stakhanovisme par la bureaucratie
russe est l'aveu éclatant de la faillite de cette méthode.
En fait, la vraie riposte de la direction... est qu'elle saborde
elle-même tout l'outillage "rationalisateur" de
l'OST et revienne à l'imposition arbitraire de normes, sanctionnée
par la coercition... La base objective des normes est essentiellement
la fraude, le marchandage et la contrainte. Les ouvriers qui considèrent
les chronos comme des policiers ne se référent pas
seulement au contenu, mais tout autant aux méthodes de leur
"travail"... On peut définitivement considérer
que toute discussion sur la "rationalisation" du rendement
et des normes n'est que bavardage mystificateur. Les normes n'expriment
en fait.. qu'un diktat de la direction... Diktat dont l'application
dépendra de la capacité de résistance des ouvriers...
La norme une fois imposée, les problèmes sont loin
d'être résolus. La direction s'est assurée de
la quantité du rendement des ouvriers, mais non de sa qualité.
Sauf pour les travaux les plus simples, c'est là une question
décisive. L’ouvrier, pressé par des normes difficiles
à tenir, aura tendance naturellement à se rattraper
sur la qualité de son travail. Le contrôle de la qualité
des pièces fabriquées devient une source de nouveaux
conflits" (PO 28-35).
Après cette critique du taylorisme, CC se met à analyser
les contradictions entre "la réalité collective
de la production et l'organisation individualisée de l'entreprise"
(PO 36).
->Réalité collective de la production et organisation
individualisée de l'entreprise
Ainsi "la contradiction du capitalisme apparaît au départ,
sous une forme abstraite, dans l'élément moléculaire
de la production : l'heure de travail individuel... Mais l'ouvrier
individuel, dans la production moderne, est une abstraction. La
production capitaliste est, à un degré inconnu dans
les autres formes historiques de production, une production collective...
Or, cette réalité collective de la production moderne,
le capitalisme à la fois la développe à l'extrême
et il la nie dans son organisation avec acharnement. En même
temps qu'il absorbe les individus dans des entreprises de taille
toujours croissantes, les affectant à des travaux dont l'interdépendance
devient chaque jour plus étroite, le capitalisme prétend
n'avoir affaire et ne veut avoir affaire qu'à l'ouvrier individuel...
Il s'agit d'une contradiction réelle. Le capitalisme essaie
perpétuellement de retransformer les producteurs en une poussière
d'individus sans aucun lien organique entre eux, poussière
que la direction agglomère aux endroits convenables du Moloch
mécanique, suivant la "logique" de celui-ci...
Et chaque fois, ces tentatives se brisent devant le processus perpétuellement
renouvelé de socialisation des individus - processus sur
lequel le capitalisme lui-même est obligé constamment
de s'appuyer" (PO 36-39).
CC va distinguer en premier lieu dans cette socialisation ce qu'il
nomme les “groupes élémentaires".
* Les groupes élémentaires.
"Ces groupes élémentaires constituent les unités
sociales fondamentales de l'entreprise. Le capitalisme agglomère
les individus au sein d'une équipe ou d'un atelier, en prétendant
les maintenir isolés les uns des autres et les relier uniquement
par ses règlements de production. En fait, dès que
les ouvriers sont réunis à propos d'un travail, des
rapports sociaux s'établissent entre eux, une attitude collective
face au travail, aux surveillants, à la direction, aux autres
groupes d'ouvriers se développe... Les groupes élémentaires
d'ouvriers comprennent un nombre variable, mais généralement
petit, de personnes. Ils sont fondés sur le contact direct
permanent de leurs membres et l'inter-dépendance de leurs
travaux" (PO 39-40).
L’auteur critique alors la contribution de la sociologie
industrielle à l'étude de ces groupes élémentaires
(cf. Charles H. Cooley, Elton Mayo).
Il expose d'abord leur vision des choses : "La perspective
dans laquelle sont vus les groupes élémentaires par
les sociologues industriels est la plupart du temps une perspective
"psychologiste". I-es ouvriers, comme tous les êtres
humains, tendent à se socialiser, à entrer en rapport
réciproques, à former des "bandes". Leur
motivation au travail est constituée à partir de cette
appartenance à une "bande" et non à partir
de considérations économiques... Le vice fondamental
de l'organisation capitaliste de la production est qu'elle ignore
ces phénomènes. La direction a tort, de son propre
point de vue, de muter arbitrairement les ouvriers... Cette négligence
regrettable doit être attribuée aux conceptions théoriques
énoncées - celles que Mayo résume sous le nom
de "Rabble Hypothésis" (postulat de la horde) et
que nous préférons désigner par le terme de
postulat moléculaire... La critique de cette conception devra
amener les dirigeants de la production à changer d'attitude
vis-à-vis des relations humaines dans l'entreprise..."
(PO 42).
CC critique ensuite cette analyse ainsi : "Le caractère
à la fois paternaliste et idéaliste de ces solutions,
leur contenu foncièrement utopique, leur laborieuse naïveté
sont évidents. Les rapports entre la direction et les ouvriers
dans l'entreprise capitaliste ne sont pas déterminés
par les conceptions théoriques de la direction. Ces conceptions
ne font qu'exprimer abstraitement les nécessités inéluctables
devant lesquelles est placée la direction en tant que direction
extérieure et direction de l'exploitation. Le postulat moléculaire"
est un postulat nécessaire du capitalisme et ne disparaîtra
qu’avec lui. Du point de vue pratique, dans l'anarchie qui
caractérise aussi bien l'entreprise capitaliste que ses rapports
avec le marché, la direction a bien d'autres chats à
fouetter que de s'occuper des inclinations personnelles réciproques
de ses employés. Tout au plus un nouveau service bureaucratique
chargé des "relations humaines" peut être
créé au sein de l'appareil de direction. S'il prend
son rôle honnêtement et sérieusement, ce service
sera en conflit permanent avec les exigences des dirigeants "productifs"
et de ce fait réduit à un rôle décoratif
; autrement, il mettra ses techniques "sociologiques"
et "psychologiques" à la disposition du système
coercitif de l'usine. Mais l'essentiel est ailleurs. L'association
spontanée des ouvriers en groupes élémentaires
n'exprime pas la tendance des individus à former des regroupements
en général. Elle est à la fois un regroupement
de production et un regroupement de lutte... Inviter la direction
à reconnaître les groupes élémentaires
signifie l'inviter à se suicider. Car ces groupes se constituent
d'emblée contre la direction non seulement parce qu'ils luttent
pour faire prévaloir des intérêts en opposition
irrémédiables avec les siens, mais parce que le fondement
même de leur existence, leur objectif premier est la gestion
de leur propre activité" (PO 42-44).
Cette analyse amène l'auteur à généraliser
son propos à l'ensemble de l'entreprise en montrant l'opposition
entre organisation formelle et informelle.
-> Organisation informelle et formelle de l'entreprise.
Pour CC "l'entreprise a une double structure et mène,
pour ainsi dire, une double vie. Il y a d'une part son organisation
formelle, celle qui est représentée sur les organigrammes
et dont les sommets dirigeants suivent les lignes pour répartir
et définir le travail de chacun, s'informer, transmettre
des ordres ou imputer des responsabilités. A cette organisation
formelle, s'oppose dans la réalité, l'organisation
informelle, effectuée et portée par les individus
et les groupes à tous les étages de la pyramide hiérarchique...
Corrélativement il y a d'ailleurs ce qu'on pourrait appeler
le processus de production formel et le processus de production
réel. Ce premier comprend ce qui devrait se passer dans l'entreprise
d'après les plans, schémas, règlements... établis
par la direction. Le second est celui qui se déroule effectivement
et qui a souvent peu de rapport avec le premier.. Cette opposition
n'est pas l'opposition de la "théorie" et de la
"pratique", des "beaux schémas sur le papier"
et de la "réalité". Elle a un contenu social
et un contenu de lutte... L’organisation formelle n'est donc
pas une façade ; dans sa réalité, elle coïncide
avec la couche dirigeante. L’organisation informelle n'est
pas une excroissance apparaissant dans les vides de l'organisation
formelle ; elle tend à représenter un autre mode de
fonctionnement de l'entreprise, centré sur la situation réelle
des exécutants. Le sens la dynamique, la perspective des
deux organisations sont entièrement opposées - et
opposées sur un terrain social, qui coïncide finalement
avec celui de la lutte entre dirigeants et exécutants"
(PO 45-48)
A cette contradiction réelle entre organisation formelle
et informelle de l'entreprise capitaliste vont s'ajouter ce que
CC dénomme "les contradictions propres de l'appareil
bureaucratiques de direction" (PO 50).
-> Les contradictions de l'appareil de direction.
L’auteur positionne ainsi le problème : "L’organisation
capitaliste de la production pour parvenir à ses fins, est
obligée de poursuivre à l'infini le morcellement des
tâches productives et l'atomisation des producteurs. Ce processus
se solde quant au résultat visé - se soumettre entièrement
les hommes - par un demi-échec, et conduit à un gaspillage
énorme. Mais il fait en même temps surgir avec une
acuité extrême un deuxième problème :
le problème de la recomposition en un tout des opérations
productives... Or cette réintégration ne peut se faire
dans l'usine capitaliste, que par la même instance et suivant
les mêmes méthodes que la décomposition qui
l'a "précédée" : par un appareil
de direction séparé des producteurs, visant à
les soumettre aux exigences du capital et les traitant à
cette fin comme des choses, comme des fragments de l'univers mécanique
comparable aux autres... Par conséquent, l'appareil de direction
essayera de résoudre le problème de la réintégration
des travaux lui-même donc en niant dans le fond le caractère
collectif de la production qu'il est obligé d'admettre dans
la forme. La collectivité des ouvriers n'est pas pour l'appareil
de direction une collectivité mais une collection..; C'est
une somme de parties que quelqu'un d'extérieur peut décomposer
et recomposer à volonté, comme un jeu de cubes, et
qui ne peut changer que pour autant qu'on y introduit autre chose...
L’appareil de direction est ainsi obligé de prendre
tout sur lui-même... L'exécution doit devenir exécution
pure, et symétriquement la direction doit devenir direction
absolue et parfaite. Certes une telle situation ne peut jamais se
réaliser ; pourtant, l'activité "organisatrice"
de l'appareil de direction est dominée par la poursuite nécessaire
de cette chimère, qui le place devant des contradictions
insolubles... Par conséquent, aux yeux de la direction, ou
bien l'ouvrier n'existe pas, ou bien il existe comme un système
de nerfs et de muscles capable d'effectuer une quantité de
gestes - gestes qu'on peut augmenter proportionnellement à
l'argent qu'on lui promet... Dans le regard même du dirigeant
est incorporée, par construction, la négation de la
réalité propre de l'objet qu'il prétend voir.
Et il ne peut pas en être autrement. Car la reconnaissance
de cette réalité propre impliquerait inversement que
le dirigeant se nie lui-même comme dirigeant.. Mais des contradictions
tout aussi insolubles déchirent l'appareil de direction pour
ainsi dire indépendamment de sa lutte permanente contre les
exécutants... Prenant sur lui un nombre constamment accru
de tâches, l'appareil de direction ne peut exister que comme
un organisme collectif énorme... Cet organisme collectif
subit lui-même le processus de la division du travail en son
sein sous une double forme.
D'un côté, l'appareil de direction se subdivise en
"branches spécialisées" - les différents
"services " des bureaux de l'entreprise.
D'un autre côté, au sein de cet appareil pris globalement
et de chacun de ces services", la division entre dirigeants
et exécutants est inéluctablement instaurée
à nouveau... Pour mater la lutte des ouvriers la direction
aboutit ainsi à introduire la lutte de classe en son propre
sein" (PO 50-65).
Afin de conclure cette analyse des contradictions de l'entreprise
capitaliste, CC étudie les conflits déchirant le prolétariat
lui-même.
->Eléments D’introduction à la lecture de
Cornelius Castoriadis
Mémoire présenté par Monsieur Daniel Lapon
sous la direction de Monsieur le Professeur Jean de Quissac
Année 1992/1993
Ountessako (at) no-log.org
Institut d'Etudes Politiques de Toulouse
SOMMAIRE
* Préambule
* Bibliographie
Introduction
1) Présentation biographique
2) Plan de l'ouvrage.
1. D'une critique de la pensée héritée...
A. - Penser l'individu.
1°) Penser l'être humain :
de la monade psychique à la subjectivité humaine.
a) Sujet humain et "pour soi"
-> Le vivant
->le psychisme humain
* une spécificité transversale ou horizontale
* une spécificité verticale
->L'individu social
->Le sujet humain
b) Les différentes étapes de la psychogénèse
ou sociogénèse.
-> Folie monadique du nouveau-né et raison humaine
-> Rupture de la monade et phase triadique.
Conclusion :
1. Sublimation et socialisation de la psyché
2. Représentation et imagination radicale de la psyché.
2°) Psychanalyse et autonomie individuelle
Introduction : éléments de définition de la
psychanalyse.
a) Psychanalyse et science "dure"
b) Psychanalyse, pédagogie et politique.
Conclusion : de quelques remarques concernant la nature et les buts
de la psychanalyse.
B.- Penser le collectif : l'institution du social-historique.
1°) Penser le social-historique : lère approche.
a) Penser le social
-> l'insuffisance des réponses traditionnelles : physicalisme
et logicisme
->penser le social en tant que tel
b) Penser l'histoire
->l'insuffisance des réponses traditionnelles :causalisme
et finalisme
->Penser l'histoire de la temporalité
Conclusion : le social-historique
2°) Penser le social historique : legein et teukhein
a) Analyse du legein, dimension ensidique du "dire social"
->Legein, désignation et langage
->Legein, déterminité et entendement
b) Analyse du teukhein, dimension ensidique du "faire social".
-> Teukhein et legein : les éléments communs.
->La spécificité du teukhein : la relation de finalité.
Conclusion : sur legein et teukhein
1) De l'importance de la dimension imaginaire par rapport à
la dimension ensidique.
2) De l'historicité du legein et du teukhein
II.- ...au soutien d'un projet révolutionnaire visant l'autonomie
individuelle et collective.
A. - Dimension politique du projet : révolution et démocratie
l') Penser la révolution.
a) Marxisme et théorie révolutionnaire
-> la critique du contenu du marxisme
-> l'évolution historique du marxisme et ses causes.
b) Théorie et projet révolutionnaire
->savoir et faire : la praxis
->les racines du projet révolutionnaire
* les racines sociales
* les racines subjectives
-> hétéronomie et autonomie
* l'institutionnalisation de l'hétéronomie
* l'autonomie individuelle et sociale
Conclusion
1) Révolution et société transparente
2 Révolution et totalitarisme
2°) Penser la démocratie.
a) Le "sujet" de l'autonomie
->Le peuple par opposition aux "représentants"
-> Le peuple par opposition aux "experts" -> La
communauté par opposition à 1"'Etat"
b) Les limites de l'action politique autonome
-> l'accusation d'illégalité -> la tragédie
(Antigone)
Conclusion : oikos, agora et ecclesia
B. La dimension économique du projet
1°) La critique de l'organisation capitaliste de la production
a) La critique de l'organisation capitaliste de l'entreprise
-> l'heure de travail et la contradiction du capitalisme la critique
du taylorisme réalité collective de la production
et organisation individualisée de l'entreprise capitaliste
organisation informelle et formelle de l'entreprise les contradictions
de l'appareil de direction les conflits chez les exécutants
b) La critique de la hiérarchie des salaires et des revenus
-> l'idéologie de la justification de la hiérarchie
* hiérarchie et savoir
* hiérarchie et capacité
* hiérarchie et responsabilité
-> Hiérarchie et science économique
-> Les raisons d'existence et d'acceptation de la hiérarchie.
2') La critique des "significations imaginaires sociales"
du capitalisme
a) Capitalisme et rationalité
la fiction d'une économie "rationnelle"
-> Science économique et rationalité
-> Capitalisme, technique et rationalité
b) La critique des "objectifs" ou des "fins"
du capitalisme
->Croissance et développement:
le mythe de l'expansion illimitée
->La critique de la fabrication sociale de nouveaux besoins
Conclusion : sur le mouvement écologique.
Conclusion générale :
1. - Tentative de justification
de la démarche adoptée
2. - Petite bibliographie - non exhaustive
Remerciements :
* A M. Robert Sablayrolles qui a eu la patience et le courage de
venir à bout de mon manuscrit (tâche fort ardue !)
* A Comélius Castoriadis lui-même pour son œuvre
et pour l'accueil qu'il m'a réservé en son domicile,
le 01/04/1993.
* A la lectrice ou au lecteur qui a bien voulu me lire jusqu'au
bout !
Préambule
Il est indéniable que le cours de chaque vie humaine est
en grande partie déterminé par "l'alchimie"
engendrée lors de rencontres réalisées durant
les différentes périodes de l'existence. Ce mémoire
est le fruit d'un tel processus, à savoir : la réunion
d'un esprit en quête de vérité et la pensée
forte et lucide d'un homme pleinement engagé dans l'histoire
: Cornélius Castoriadis.
Ce travail vise donc avant tout à tenter de faire sentir
au lecteur l'attrait puissant qu'a exercé sur l'auteur de
ces lignes une telle oeuvre.
Il s'agit également d'essayer de mieux faire connaître
un penseur qui, sans doute parce qu'il a eu raison "trop tôt"
et 'trop seul" n'a pas encore la place qu'il mérite
dans l'ensemble de la pensée occidentale de cette seconde
moitié du vingtième siècle.
Toutefois, il est évident que les développements
qui vont suivre ne sauraient prétendre avoir extrait, de
manière exhaustive, la "substantifique moelle"
d'une oeuvre aussi riche et complexe. Ils ont plutôt pour
ambition d'initier à la découverte de cette pensée
qui sera utile à tous ceux qui ne se résignent pas
au conformisme dominant qui érige l'apathie comme vertu cardinale
de la vie sociale et politique en cette fin du XX' siècle,
en Occident.
Avant d'entamer ce dialogue avec Cornélius Castoriadis,
il convient de le présenter succinctement afin de mieux le
situer puis de tenter de dégager par la suite le plan d'ensemble
de ce mémoire.
Mais auparavant, il est souhaitable de donner quelques éléments
bibliographiques.
Bibliographie
1) De Cornélius Castoriadis
1. - Ouvrages publiés
Textes de "Socialisme ou barbarie" (réédition)
1973 - "La société bureaucratique"
1 - "Les rapports de Production en Russie" éd
' 10/18
(1990 : Nouvelle édition : Christian Bourgois)
1973 - "La société bureaucratique,
2."La révolution contre la bureaucratie" éd.
10/18
1974 - "L'expérience du mouvement ouvrier"
1 - "Comment lutter" éd. 10/18
1974 - "L'expérience du mouvement ouvrier”.
2. - "Prolétariat et organisation" éd.
10/18
1979 "Capitalisme moderne et révolution"
1 - "L'impérialisme et la guerre" éd. 10/18
1979 "Capitalisme moderne et révolution"
2. - "Le mouvement révolutionnaire sous le capitalisme
moderne" éd. 10/18.
1979 "Le contenu du socialisme" éd. 10/18
1979 "La société française" éd.
10/18
Autres ouvrages :
1975 "L"Institution Imaginaire de la Société"
, Le Seuil
1978 "Les Carrefours du Labyrinthe" , Le Seuil
1980 "De l'écologie à l'autonomie" (avec
Daniel Cohn-Bendit), Le Seuil
1981 "Devant la guerre : les réalités"
Fayard
1986 "Les carrefours du Labyrinthe"
II : Domaines de l'homme", Le Seuil
1990 "Les carrefours du Labyrinthe"
III : "Le monde morcelé", Le Seuil
2.- Articles publiés non repris dans les ouvrages pré-cités
1982 (Printemps) "La crise des sociétés occidentales"
Politique internationale 15
1983 "La contingence dans les affaires humaines" / "L'auto-organisation
de la physique du politique" Ed. Paul Dumonchel et Jean-Pierre
Dupuy - Le Seuil
1985 "Institution première de la société
et Institutions secondes" / "Y a-t-il une théorie
de l'institution ?" Centre d'étude de la famille.
1986 "Les mouvements des années 1960" /Pouvoirs"
39 repris dans la réédition de "La brèche
: 20 ans après" 1988 éd. Complexe (Bruxelles)
1986 "Les enjeux actuels de la démocratie" /Possibles"
Montréal 10 :3/4
1987 "Les significations imaginaires" / "Création
et désordre, l'originel"
1987 "Imaginaire social et changement scientifique" /
"Sens et place des connaissances dans la société"
éd. du CNRS
1987 "Voie sans issue ?”/ "Les scientifiques parlent”
éd. Albert Jacquart, Hachette
1988 "Une exigence politique et humaine" / "Alternatives
Economiques" 53, Janvier
1988 "L’auto-constituante" / "Espace-Temps";
38/39
1990 "Le délabrement de l'occident" / "Esprit"
Décembre
1991 "Un entretien avec Cornélius Castoriadis"
/ "Le Monde" 10 Décembre
1992 "La fin de l'histoire" Ed. du Félin - Librairie
Sauremps (Collectif)
1993 "Une société à la dérive
: l'analyse de Comélius Castoriadis'”/"L'autre
journal" N' 2
2) Sur Cornélius Castoriadis
1980 Francis Guibal "Comélius Castoriadis : un appel
à une lucidité active", Etudes (Juin)
1982 Jacques Ellul : "Mélanges" (PUF)
1985 Marie-Françoise Côte-Jallade/Michel Richard/Jean-François
Skizypczak "Penseurs pour aujourd'hui" éd. Chronique
Sociale (Lyon)
1988 Jürgen Habermas "Le discours philosophique de la
modernité", Paris,
Gallimard (Francfort 1985) Traduit de l'allemand par Christian
Bouchindhomme et Rainer Rochlitz
1989 "Autonomie et auto-transformation de la société,
la philosophie militante de Cornélius Castoriadis" (Ouvrage
collectif) Librairie Droz Genève-Paris
Avertissement
Afin de faciliter la lecture de ce travail nous avons voulu limiter
le plus possible l'usage de la note en tant que renvoi bibliographique.
Nous avons donc préféré utiliser les abréviations
suivantes pour les ouvrages les plus fréquemment cités
:
- A.A.S. = "Autonomie et Auto-transformation de la Société,
la philosophie militante de Cornélius Castoriadis" éd.
Droz (1989)
- I.I.S. = "L'Institution Imaginaire de la Société"
Le Seuil (1975)
-C. L. = "Les Carrefours du Labyrinthe" Le Seuil (1978)
- D. H. = "Domaines de l'homme" Le Seuil (1986)
- M.M. = "Le Monde morcelé" Le Seuil (1990)
- P.O. "L’expérience du mouvement ouvrier: prolétariat
et organisation"
éd. 10/18 (1974)
- E.A. De l'écologie à l'autonomie" Le Seuil
(1980).
En outre, le(s) nombre(s) suivant l'abréviation fera(ont)
référence à la (aux) page(s) de l'ouvrage cité.
Les notes ne reviendront donc qu'à des ouvrages extérieurs
à cette liste ou feront appel à des remarques supplémentaires.
Enfin le sigle C.C. désignera Cornélius Castoriadis
lui-même.
Introduction.
I)- Présentation biographique.
Cornélius Castoriadis est né en 1922, à Constantinople.
Il passe son enfance et sa jeunesse à Athènes. En
1936, il adhère aux "Jeunesses Communistes" sous
la dictature de Metaxas. Il poursuit ensuite des études de
droit, d'économie et de philosophie. Entré dans la
résistance au nazisme pendant la seconde guerre mondiale,
il devient militant dans l'organisation trotskyste animée
par Spiros Stinas. En octobre 1945, il participe à un concours
organisé par l'Institut Français d'Athènes.
Il fait alors partie des 180 boursiers grecs autorisés à
partir en France. C'est ainsi qu'il quitte le Pirée en Noël
1945 sur le bateau le "Mataroa" avec d'autres intellectuels
d'extrême-gauche tels que Kostas Axelos, Mimika Granali et
Kostas Papaioannou.
Arrivé en France, il continue des études de philosophie.
Il adhère alors au Parti Communiste International (PCI) français,
membre de la 40 Internationale trotskyste. Il publie, en 1946 un
texte intitulé "Contre la défense de l'URSS"
où il tente de lutter contre "l'effet Stalingrad",
(c'est-à-dire le prestige acquis par ce pays au sortir de
la guerre) qui masque pour lui la véritable nature totalitaire
et bureaucratique du régime stalinien.
En 1948, il devient chef de la branche statistique de l'Organisation
Européenne de Coopération Economique (OECE) où
il restera jusqu'en 1970, après qu'elle fut devenue l'OCDE,
en 1960 (Organisation de Coopération et de Développement
Economique).
La même année (1948) 7 il fonde, dans le PCI français,
une tendance qui rompt avec la 4ème Internationale pour devenir
le groupe "Socialisme ou Barbarie" (S OB).
Le premier numéro de la revue "SOB" est publié
en mars 1949. C.C. en sera l'auteur des principaux textes, parfois
sous le pseudonyme de Pierre Chaulieu ou de P.Cardan. Kan Eguchi
(AAS 49) divise ses travaux en sept étapes chronologiques
: "(la) critique de la société russe (1944-1948),
la critique de l'économie marxiste (1948¬-1954), (la)
reconstruction de 1'image du socialisme (1955-1958), (le) réexamen
de l'organisation révolutionnaire (1958-1959), (I')analyse
du capitalisme moderne (1959¬-1961), la critique du marxisme
dans (son) ensemble (1961-1964) et les travaux philosophiques depuis
1964".
Quant au groupe "SOB" dont Pierre Vidal-Naquet déclare
partager alors l'essentiel des analyses , il est pour lui à
la fin des années 1950 non plus une simple secte, même
extra-lucide, (mais)... un groupe qui entretenait avec l'extérieur
des relations d'échange intellectuel" (AAS 22).
En 1963, le supplément à la revue "Pouvoir ouvrier"
se sépare de SOB avec à sa tête J.F. Lyotard,
P. Souyri.
En 1964-1965, CC va rompre définitivement avec le marxisme
en publiant le texte "Marxisme et théorie révolutionnaire"
qui sera repris dans l'ouvrage "L'Institution imaginaire de
la Société" édité en 1975.
1965 verra la dissolution finale de "SOB". Mai 1968 peut
être considéré comme l'un des prolongements
posthumes, dans les faits, de l'activité et des analyses
du groupe. CC va même publier "à chaud" une
analyse des événements dans "La brèche"
avec la participation d'Edgar Morin et de Claude Lefort. Il contestera
18 ans plus tard, dans la revue "Pouvoirs" N' 39, l'analyse
individualiste et anti-humaniste dont Ferry et Reynaud seront les
héraults.
Il participe ensuite à la création et à la
transformation des revues "Libre" et "Texture".
A partir de 1974, il pratique la psychanalyse qui introduira une
dimension supplémentaire dans son oeuvre. C'est à
cette occasion qu'il rencontre Piera Aulagnier avec laquelle il
se mariera. Il prend assez rapidement ses distances avec Lacan qu'il
critique assez vertement.
La publication, en, 1978, d'un premier recueil de textes divers
"Les carrefours du labyrinthe suivi, en 1986 par les "Domaines
de l'homme" et, en 1990, du "Monde Morcelé",
montre l'étendue des domaines de connaissances de CC que
ce soit en matière de sociologie, d'ethnologie, de la réflexion
sur la science et la technique, voire en linguistique.
Entre temps, le 15 décembre 1979, CC est élu directeur
de recherche à l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales,
notamment grâce à l'intervention de Pierre Vidal-Naquet
qui avait auparavant soutenu la candidature de Claude Lefort ancien
membre de "SOB". CC intitule sa direction d'études
"Institution de la société et création
historique".
L’ensemble de ces éléments biographiques dépeignent
un penseur contemporain hors du commun : "un être dans
lequel affect et raisonnement, vie et pensée sont étroitement
mêlés" (Eugène Enriquez AAS 31) dont l'origine
grecque peut le rendre semblable selon Edgar Morin à un "Aristote
en chaleur" (AAS 15).
Après avoir présenté succinctement l'homme
et son oeuvre, il nous reste à présent à exposer,
dans une seconde partie de cette introduction, le plan d'ensemble
de ce travail.
Plan d'ensemble du travail.
Structurer un développement est toujours une tâche
ardue, voire mutilatrice en même temps qu'indispensable. Ceci
est d'autant plus vrai pour une oeuvre telle que celle de CC. En
effet, d'une part ses écrits sont éparpillés
dans plusieurs ouvrages de nature fort différentes, concernant
des sujets très variés, dans des recueils assez hétérogènes
(l), d'autre part, c'est l'auteur lui-même qui a insisté
sur la prétention péremptoire et absurde de la logique
ensidique (2) à rendre compte de la totalité du réel,
dont le plan peut en être une émanation. Cela étant
dit, nous avons tenté d'élaborer un plan qui montre
l'étendue des domaines étudiés par l'auteur
tout en essayant de faire sentir l'unité profonde qui unit
ces divers travaux.
Nous allons dans un premier développement donner un aperçu
de sa critique de la pensée héritée en fondant
d'abord celle-ci sur la réflexion sur l'individu puis sur
le social, en sachant pertinemment qu'il ne s'agit pas là
d'une vision ontologique ou métaphysique (3) mais de repères
de langage permettant d'éclairer deux dimensions du réel
étroitement imbriqués. Il s'agira dans une deuxième
partie de tenter d'expliciter au mieux le projet d'autonomie individuelle
et collective de l'auteur en axant notre travail en premier lieu
sur l'aspect politique de ce projet puis sur son aspect économique,
tout en sachant, là aussi, au risque de se répéter,
que les deux dimensions sont indissociables.
1ère Partie : Une critique de la pensée héritée.
Cette première partie de ce mémoire possède
une dimension plus "théorique" et "philosophique"
puisqu'elle vise à dégager dans l'oeuvre de l'auteur
comment penser l'individu d'une part et le social d'autre part.
Cette analyse n'est pas pour autant spéculative. Elle conditionne
ou rend possible par la suite la constitution d'un projet d'autonomie.
C'est pourquoi il nous est apparu indispensable d'y consacrer l'ensemble
de la première partie afin de pouvoir ensuite mieux discerner
sur quels points est fondé le projet d'autonomie individuel
et collectif de l'auteur.
A. - Penser l'individu.
Le premier paragraphe consacré à l'individu a pour
objet de montrer à la fois
l'indissociabilité de l'individu et du social ainsi que
l'apport de la psychanalyse pour penser l'autonomie individuelle
et son impact dans l'oeuvre de l'auteur.
Il convient pour cela d'aborder en premier lieu quelle est la nature
et le processus de constitution du sujet humain.
Dans un second temps, nous essayerons de nous attacher à
montrer quelle est la nature de l'activité psychanalytique
et quelle peut être sa contribution à l’autonomie
individuelle.
1°) Penser l'être humain : de la monade psychique à
la subjectivité humaine.
Qu'est-ce qui fait l'originalité de l'être humain
? Quel est le processus qui le constitue en tant que subjectivité
réfléchissante ?
C'est autour de ces deux questions que nous ordonnerons le déroulement
de cette première approche de l'être de l'individu.
a) Sujet humain et "pour soi”
Afin de mieux cerner comment est constitué un sujet humain
CC va essayer de discerner les diverses formes de "pour soi"
qui le constituent.
Pour l'auteur "pour soi" signifie être fin de soi-même
(MM 196). Ainsi "ce n'est pas le soi ou le pour soi comme tel
qui caractérisent la psyché. Inversement, le psychique
comme tel ne se donne pas encore comme une véritable subjectivité"
(MM 194).
C'est ainsi qu'il tente d'appréhender la réalité
du sujet humain qui se présente pour lui comme "une
étrange totalité, totalité qui n'en est pas
une et en est une en même temps, composition paradoxale d'un
corps biologique, d'un être social (individu socialement défini),
d'une personne plus ou moins consciente, enfin d'une psyché
inconsciente (d'une réalité psychique et d'un appareil
psychique), le tout suprêmement hétérogène
et pourtant définitivement indissociable" (MM 193)
Il va donc aborder les différents niveaux d'être que
sont le vivant, le psychique, l'individu social et la subjectivité
humaine à proprement parler.
-> Le vivant.
Le vivant est "pour soi" car il possède trois
caractères. Il est régi en premier lieu par un principe
d'auto-finalité c'est-à-dire que dès la constitution
des premiers organismes vivants, il recherche sa propre conservation.
De plus, il y a constitution d'un monde propre, condition d'existence
du vivant.
Enfin, ce monde est un monde de représentations, d'affects
et d'intentions. Ainsi, pour l'auteur "il y a chaque fois nécessairement
dès le niveau de la cellule au moins, présentation,
représentation et mise en relation de ce qui est présenté"
(MM 197). Ceci a pour conséquence qu'il existe une mise en
image, mise en relation, une certaine régularité et
enfin que ce qui est présenté doit être valué,
étayé sur l'environnement afin que le vivant survive.
Vivant et psychique sont donc semblables au moins sur trois niveaux
- Tout d'abord "le vivant chaque fois existe dans et par une
clôture" (MM 200) Cette condition d'existence du vivant
se retrouve chez l'individu puisqu'on n'entre pas comme on veut
dans quelqu'un" (MM2W).
Cela implique que "on ne Peut penser le vivant que de l'intérieur"
(MM 201) ce qui rend impossible toute "psychanalyse sans prise
en compte du point de vue du patient" (MM 201).
Enfin "clôture aussi bien qu'intériorité
vont de pair avec une universalité et une participation".
C'est ainsi que par exemple "il n'y a pas qu'un seul névrosé
obsessionnel, mais aussi (que) la totalité des névrosés
obsessionnels ne sont pas de simples exemplaires de l'entité
“névrose obsessionnelle". On voit donc que le
niveau d'être de "pour soi" du vivant possède
des similitudes essentielles avec le sujet humain sans pour autant
l'y réduire.
Il est temps à présent d'étudier une seconde
strate de "pour soi" constitutive du sujet, à savoir
le psychisme humain.
-> Le psychisme humain.
CC va distinguer ici une spécificité "transversale"
ou "horizontale" (MM202) du psychisme humain, c'est-à-dire
des "traits valant pour toutes les instances psychiques"
d'une spécificité "verticale" ou "stratifiée"
résultat de l'histoire particulière de chaque individu.
* Une spécificité transversale ou horizontale.
Le psychisme humain est en premier lieu caractérisé
par une "défonctionalisation des processus psychiques
relativement à la composante biologique de l'être humain"
(MM 202). Ainsi, par exemple, "la spécificité
humaine n'est pas la sexualité, mais la distorsion de la
sexualité" (MM202). Pour les êtres humains, à
l'opposé des animaux, l'acte sexuel n'est donc plus entièrement
déterminé par l'exigence biologique de la reproduction
de l'espèce.
En outre, le psychisme- humain est caractérisé par
"la domination du plaisir représentatif sur le plaisir
d'organe" (MM202). Ainsi, nous rappelle CC, "pour l'inconscient
la question n'est pas de transformer la "réalité
extérieure" dont il n'a aucune connaissance, mais de
transformer la représentation pour la rendre "plaisante"
(MM 203). On retrouve ici l'idée très importante,
valable dès qu'il y a "pour soi" qu'il n'y a jamais
contact "direct" avec le réel mais qu'il existe
toujours un filtrage, un "étayage" de l'environnement
extérieur sans lequel il n'y aurait pas d'être "pour
soi", de clôture existentielle.
De plus, on constate dans le psychisme humain une "autonomisation
de l'imagination" c'est-à-dire "qu'il y a flux
représentatif illimité et immaîtrisable, spontanéité
représentative qui n'est pas asservie à une fin assignable"
(MM 203).
C'est ainsi "que s'étaye psychiquement la capacité
langagière de l'être humain qui présuppose cette
faculté du quid pro quo" (MM 203).
Cette faculté du "quid pro quo" offerte parce
que CC appelle "l'imagination radicale" est la possibilité,
essentiellement à travers le langage de mettre en rapport,
par exemple, le signifiant "chien" avec son signifié,
c'est-à-dire de mettre en représentation le monde
intérieur, en posant ce qui n'est pas.
Il y a également une automatisation de l'affect, c'est-à-dire
une inter-relation et une indépendance de l'affect et de
la représentation" (MM 203). Cette caractéristique
pose des limites au pouvoir de l'interprétation et accentue
la difficulté du rôle de l'analyste. Ainsi CC prend
l'exemple de l'interpénétration des attitudes où
l'on "voit tout en noir" et où on a une humeur
dépressive.
Il est très difficile de savoir, dans ce cas-là,
quel facteur engendre l'autre.
Enfin, le psychisme humain se spécifie par une "défonctionalisation"
et une "autonomisation" du désir.
Ainsi, les "débris flottant du psychisme fonctionnel
de l'animal sont utilisés et mis en oeuvre dans des finalités
contradictoires ou incohérentes par les diverses instances
de l'appareil psychique" (MM 204)
Nous retrouvons là aussi l'idée que la spécificité
humaine est de briser le déterminisme des actions animales.
Après avoir étudié la spécificité
transversale, reste à évoquer la spécificité
verticale ou stratification du psychisme de chaque individu.
*Une spécificité verticale.
Nous n'évoquerons pas ici dans le détail les diverses
phases de constitution de l'individu social (cf. b) telles que les
a conçu CC, sauf à constater que le passage de la
monade psychique close sur elle-même que constitue le nouveau
né à l'individu social proprement dit instaure une
stratification des instances psychiques entre "surface"
et “profondeur". Ceci implique l'existence de conflit
intra-psychiques qui n'existent pas chez l'animal.
Il y a donc persistance d'une totalité contradictoire, voire
incohérente entre les diverses instances, les différents
processus "Il y a une conservation de la clôture de ces
instances (processus rapportés à soi). Mais en même
temps il y a dans l'appareil psychique une relative rupture de cette
clôture : ces différentes instances ne sont pas de
pures extériorités les unes par rapport aux autres
et c'est ce qui fournit entre autre, la condition de possibilité
de la cure psychanalytique" (MM 206) Après avoir vu
quelles étaient les grandes lignes du "pour soi"
dans le psychisme humain, CC va s'attacher à l'individu social
comme tel.
-> L'individu social
Pour CC, l'opposition traditionnelle notamment dans la doctrine
libérale entre l'individu et la société n'a
pas de sens. En effet, l'individu est une création sociale
opérée en premier lieu et le plus souvent par "la
mère (qui) est la première et massive représentante
de la société auprès du nouveau né"
(MM 207). La véritable contradiction ne réside donc
pas entre individu et société, mais entre psyché
et société. L’homme étant un "animal
fou", la société lui impose de briser la clôture
de sa folie monadique en lui donnant en compensation une "unité-identité"
de repérage (ex. : nom, lieu de naissance, origine familiale,
nationalité...) ainsi qu'une unité "d'attribution"
ou "d'imputation" lui permettant d'exister socialement
(MM 208). Ce processus de socialisation qui se poursuit jusqu'à
la mort de l'individu "fonctionne adéquatement la plupart
du temps" (MM 207) et est conditionné par la capacité
de sublimation de la psyché, c'est-à-dire son aptitude
à convertir intentions et affects sur des objets sociaux
et non plus strictement privé.
Pour CC l'individu est donc "un artefact social , unité
qui couvre la pluralité, identité qui cache les contradictions
de la psyché" (MM 208)
-> Le sujet humain
Pour l'auteur, la spécificité de la réflexivité
du sujet humain ne peut être réduite uniquement à
l'auto-référence propre au vivant. Elle est "la
possibilité que la propre activité du "sujet"
devienne "objet", l'explication de soi comme un objet
non objectif, ou comme objet par position et non par nature"
(MM 211). On voit donc que "la réflexivité implique
la possibilité de la scission et de l'opposition interne
(DM. 211). Cette spécificité de la réflexivité
humaine ne tombe pas du monde des idées cher à Platon,
mais est une création historique ouvrant "la possibilité
de se représenter comme activité représentative
et de se mettre en question comme telle" (MM 212). La subjectivité
humaine n'est donc pas une fatalité accordée automatiquement
à l'être humain.
Elle conditionne enfin l'existence de la psychanalyse qui, sans
elle "deviendrait alors comme théorie une variante de
la sophistique et comme pratique une entreprise cynique d'exploitation"
(MM 223).
L’auteur analyse, pour terminer "la subjectivité
humaine (comme) une boule pseudo fermée qui peut s'auto-dilater,
peut inter-agir avec d'autres pseudo-boules du même type et
peut remettre en question les conditions ou les lois de sa clôture"
(MM 223)
Après avoir abordé brièvement avec CC les
différentes composantes qui forment l'être humain,
une question se pose : quel est le degré d'unité de
l'être humain ? A cette question fondamentale l'auteur tente
de répondre en distinguant plusieurs "niveaux"
d'unité. "Il y a, certes, une certaine unité
de chaque psyché particulière au moins comme origine
commune et co-appartenance obligatoire de forces qui se livrent
une longue guerre sur le même théâtre d'opérations.
Il y a, à sa façon, l'unité plus ou moins solide
de l'individu que fabrique la société. Au delà,
il y a une unité visée ou que nous devons viser :
l'unité de la représentation réfléchie
de soi et des activités délibérées que
l'on entreprend. Unité ne veut pas dire, bien entendu, invariabilité
à travers le temps" (MM 223).
Il existe donc, en fait, deux sortes d'unités : l'une que
l'on peut qualifier comme étant "objective", constituée
par l'irréductibilité de la clôture de chaque
être humain et l'autre "subjective" désignant
une volonté, un projet visant à la cohérence
de l'être. Il ne s'agit pas alors bien entendu d'un état
de perfection statique, mais d'un processus continu de recherche
de vérité et de lucidité.
Cette première approche nous a permis de cerner avec l'auteur
l'être de l'individu humain d'une façon "statique"
en constatant son unité complexe. Il faut à présent
nous demander comment se découle le processus qui transforme
la "monade psychique" qu'est le nouveau-né à
sa naissance en sujet humain doué de réflexivité.
b)-Les différentes étapes de la psycho-genèse
ou socio-genèse.
Il faut, à ce stade de notre exposé rappeler que
pour l'auteur la psyché et le social sont deux dimensions
irréductibles l'une à l'autre. C'est ainsi qu'il déclare
que "l'inconscient produit des fantasmes pas des institutions
(et qu')... on peut ne peut davantage produire de la psyché
à partir du social" (AAS 471). Ces deux dimensions n'en
demeurent pas moins indissociables et c'est pourquoi psycho-genèse
et socio-genèse désignent le même processus
d'altération et d'interpénétration du psychique
et du social.
Il est temps, après ce petit préliminaire, d'examiner
l'analyse opérée par CC sur le processus qui transforme
"l'animal fou" qu'est le nouveau-né en un individu
social.
-> Folie monadique du nouveau-né et raison humaine.
Pour CC "l'homme n'est pas un animal raisonnable, comme l'affirme
le vieux lieu commun. Il n'est pas non plus un animal malade. L’homme
est un animal fou (qui commence par être fou) et qui, aussi
pour cela, devient ou peut devenir raisonnable" (IIS 404).
C'est pourquoi, pour l'auteur le débat entre raison et folie
humaine est faussé dès le départ et ne permet
pas de bien comprendre leur relation intime. "On ne situe pas
comme il faut la raison, et encore plus grave, on n'atteint pas
une attitude raisonnable à l'égard de la raison on
ne lui est pas finalement fidèle mais plutôt on la
trahit, si on refuse de voir en elle, autre chose aussi certes,
mais aussi un avatar de la folie unificatrice. Qu'il s'agisse du
philosophe ou qu'il s'agisse du scientifique, la visée dernière
et dominante : retrouver, à travers la différence
et l'altérité, les manifestations du même"(IIS
408)
Nous retrouvons ici l'une des préoccupations constante de
l'auteur dans son oeuvre, à savoir la dénonciation
des prétentions fantasmatiques et vaines de la philosophie
et de la science occidentale à vouloir bâtir une ontologie
unitaire, c'est-à-dire un discours sur l'être hors
de la création et de l'histoire. Cette recherche perpétuelle
d'unité peut donc apparaître comme une compensation
accordée à l'individu social qui “ayant dû
renoncer à sa satisfaction immédiate (peut en contrepartie
bénéficier du maintien de)... la visée de la
mise en relation, de la liaison totale et universelle" (IIS
404).
-> Rupture de la monade et phase triadique.
* Rupture de la monade
Pour CC "la grande énigme, ici comme partout, et qui
le restera toujours, c'est l’émergence de la séparation.
Séparation qui aboutira à l'instauration distincte
et solidaire pour l'individu d'un monde privé et d'un monde
public ou commun (...). L'imposition de la socialisation à
la psyché est essentiellement imposition à celle-ci
de la séparation (...) si le nouveau né devient individu
social c'est pour autant qu'à la fois il subit cette rupture
et qu'il parvient à lui survivre, ce qui mystérieusement
a lieu presque toujours" (IIS 407).
On voit donc que la rupture de la monade psychique est le fait
fondateur sans lequel il ne peut y avoir ni individu ni société
ni même d'être humain puisque l'institution sociale
est une condition de survie pour cet "animal fou" qu'est
le nouveau-né humain.
*Phase triadique
Après la rupture de la monade, s'élabore une phase
que CC dénomme "phase triadique" où sont
peu à peu distingués le sujet, l'autre et l'objet.
Cette période constitue une première ébauche
de socialisation, pour autant que la psyché se prive de la
toute puissance originelle. Pourtant cette "socialisation est
cependant toute relative puisque la toute-puissance est simplement
reportée sur l'autre et que, même ainsi, la psyché
garde cet autre imaginaire sous son emprise, en lui faisant faire
ce qu'elle désire dans le phantasme" (IIS 415)
C'est lors de cette même période qu'un inconscient
va se former puisque "l'instauration de l'autre dans sa position
de toute puissance est simultanément instauration d'une instance
intériorisée de refoulement et origine de celle-ci...
Ainsi s'instaure un inconscient au sens dynamique du terme, et un
refoulement véritable refoulement non pas de ce qui ne peut
pas être exprimé puisqu'il ne peut pas être représenté,
mais refoulement de ce qui ne doit pas être exprimé
parce qu'il a été représenté et qu'il
continue de l'être" (IIS 415)
Après cette première ébauche de socialisation
va succéder ensuite, selon CC la véritable constitution
de la réalité où le complexe d'OEdipe va jouer
un rôle primordial.
*Constitution de la réalité et complexe d'OEdipe.
CC va opérer une analyse originale de la situation oedipienne
en y voyant l'élément fondateur de l'institution sociale.
En effet "dans la situation oedipienne l'enfant doit affronter
une situation qui n'est plus imaginairement manipulable à
volonté : l'autre (la mère) à la fois se destitue
de sa toute-puissance en se référant à un tiers,
signifie à l'enfant que son destin à elle a un autre
objet hors lui, et qu'elle-même est objet du désir
d'un autre, le père ...
Comme telle, la rencontre oedipienne dresse devant l'enfant de
manière incontournable le fait de l'institution comme fondement
de la signification et réciproquement, et l'oblige à
reconnaitre l'autre et les autres humains comme sujets de désirs
autonomes, qui peuvent se brancher les uns sur les autres indépendamment
de lui jusqu'à l'exclure de leur circuit" (IIS 417-418)
On voit donc que pour CC, le "complexe" d'oedipe est
une étape indispensable dans la fabrication de l'individu
social, quel qu'il soit. C'est ainsi qu'il déclare qu'il
"faudra toujours, sans lui demander un avis qu'il ne peut pas
donner, arracher le nouveau-né à son monde, lui imposer,
sous peine de psychose, le renoncement à sa toute puissance
imaginaire, la reconnaissance du désir d'autrui comme aussi
légitime que le sien, lui apprendre qu'il ne peut pas faire
signifier aux mots de la langue ce qu'il voudrait qu'ils signifient,
le faire accéder au monde tout court, au monde social et
au monde des significations comme monde de tous et de personne"
(IIS 420).
Pour conclure ce premier développement consacré à
la formation de l'individu social, tel que l'analyse CC, il convient
d'évoquer rapidement deux éléments essentiels
dans son étude de l'individu : à savoir d'une part
la sublimation et d'autre part la représentation.
Conclusion. Sublimation et représentation dans la théorie
de l'individu de CC
1) Sublimation et socialisation de la psyché.
Qu'entend donc en premier lieu l'auteur par "sublimation"
?
"La sublimation n'est rien d'autre que l'aspect psycho-génétique
ou idio-génétique de la socialisation ou la socialisation
de la psyché considérée comme processus psychique"
(IIS 421)
La sublimation est donc une autre dénomination du processus
de fabrication de l'individu social tel que nous l'avons décrit
précédemment. Ceci étant dit, il reste à
préciser un peu plus le contenu de ce concept de sublimation.
Il s'agit, selon CC, de "l'instauration d'une intersection
non vide du monde privé et du monde public, conforme "suffîsamment
quant à l'usage" aux exigences posées par l'institution
telle qu'elle se spécifie chaque fois. Cela implique généralement
une conversion ou un changement de but de la pulsion mais toujours
et essentiellement un changement d'objet au sens le plus large de
ce terme" (IIS 421-422). La sublimation est donc le processus
qui transforme le mode d'être des "objets" perçus
par la psyché lors des étapes antérieures d'un
monde strictement privé à un monde public. C'est ainsi
"qu'il n'existe plus pour le sujet des "objets" (au
sens indistinct de la première phase triadique, sujet, objet,
autre), mais des choses et des individus, ni des "signes et
des mots privés", mais un langage public" (IIS
423).
Apparaît alors le lien entre refoulement et sublimation.
"Les refoulements successifs qui ont lieu dès que la
scission conscient/inconscient s'instaure correspondent à
autant de moments du processus de sublimation...Refoulement et sublimation
ne sont pas des destins de la pulsion qui s'excluent, mais des répartitions
de l'énergie d'investissement entre des représentations
anciennes et des représentations/significations altérées
et nouvelles... La "normalité" de l'individu pour
une société donnée dépend aussi et surtout
de la relation entre refoulement et sublimation et de ses modalités"
(IIS 423).
Refoulement et sublimation apparaissent ainsi comme les phases
inséparables d'un processus de socialisation de la psyché.
Pour parachever son étude de la sublimation CC va insister
sur les rapports étroits trop souvent occultés qui
unissent "la constitution du "modèle identificatoire"
final, de l'individu" (signification imaginaire sociale telle
que "le chasseur, le guerrier, l'artiste, la mater familias...
médiatisée par la propre histoire de l'individu) (IIS
425) et le social-historique" en tant que tel.
"La perspective psycho-génétique a elle seule
est donc radicalement incapable de rendre compte de la formation
de l'individu social du processus de socialisation de la psyché.
Truisme que l'écrasante majorité des psychanalystes
- à commencer par Freud lui-même - s'obstinent à
ignorer" (IIS 426) Quel est donc cet étrange obstacle
qui rend aveugle des gens si avisés ? C'est "la tenace
illusion de la possibilité de réduire le psychique
au biologique (ou, plus récemment, à la structure
et au logique), elle même commandée par la volonté
d'éliminer l'imaginaire, aussi bien comme imaginaire social,
que comme imagination radicale de la psyché c'est-à-dire
comme origine immaîtrisable et perpétuellement à
l'oeuvre de l'histoire en général et de l'histoire
de la psyché singulière" (IIS 426).
Il s'agit donc à la fois de la volonté ostensiblement
affichée de la science et de la philosophie occidentale de
réduire l'être aux exigences mutilantes et absurdes
de la logique ensembliste-identitaire (cf. B. 2°) en écartant
par là toute trace de l'importance de l'effort de création
de l'imagination radicale. C'est ainsi qu'au nom de l'esprit scientifique
et rigoureux, on aboutit à cette conséquence scientifiquement
monstrueuse des facteurs constants produisent des effets variables"
(IIS 429).
Ce même processus d'occultation de la dimension imaginaire
du réel dans le processus de socialisation de la psyché
va se retrouver dans l'approche de la représentation.
2) Représentation et imagination radicale de la psyché.
Pour CC "il n'y a pas de pensée sans représentation
; penser est toujours aussi nécessairement mettre en mouvement,
dans certaines directions et selon certaines règles (non
nécessairement maîtrisées, ni les unes ni les
autres,) des représentations, figures, schèmes, images
de mots, et cela n'est ni accidentel, ni condition extérieure,
ni étayage mais l'élément même de la
pensée" (IIS 442).
La représentation est donc indissociable de toute pensée
et de toute perception, ce qui montre l'absurdité d'un "contact
direct", sans médiation avec le monde extérieur.
C'est pourquoi "la représentation n'est pas décalque
du spectacle du monde, elle est ce dans et par quoi se lève,
à partir d'un moment un monde" (IIS 445). Ainsi, "la
représentation est la présentation perpétuelle
, le flux incessant dans et par lequel quoi que ce soit se donne.
Elle n'appartient pas au sujet, elle est, pour commencer, le sujet"
(IIS 445).
L’indissociabilité de la représentation et
de l'être du sujet entraînent également CC à
dénoncer "le caractère artificiel et fabriqué
de l'opposition de l'immanent et du transcendant, conçue
comme assurée et absolue. En tant qu'imagination radicale,
nous sommes ce qui "s'immanentise" dans et par la position
d'une figure et se "transcende" en détruisant cette
figure par le faire-être d'une autre figure" (IIS 445).
Pour conclure cette réflexion sur l'être de l'individu
on ne peut que souligner avec CC l'irréductibilité
de la psyché et du sujet humain. "Il n'y a chose et
monde que pour autant qu'il y a psyché (et) le sujet humain
n'est pas réductible à son institution social-historique...
il est toujours autre chose et plus que sa définition sociale
d'individu, sans quoi il ne serait que robot ou zombi. De telle
sorte que la psychologie est condition logique transcendantale de
toute ontologie, de toute réflexion sur les choses et le
monde, sur les étants et l'être" (IIS 450-451).
Il est temps, à présent, d'aborder la seconde partie
de ce développement consacrée à la pensée
"castoriadisienne" de l'individu en étudiant le
rôle et la nature de la psychanalyse comme partie prenante
du projet d'autonomie individuelle et collective de l'auteur.
2°) Psychanalyse et projet d'autonomie individuelle.
Il faut tout d'abord rappeler que la psychanalyse occupe une place
importante dans l'oeuvre et la vie de CC, celui-ci étant
praticien à Paris depuis 1979. Avant d'étudier la
conception qu'il se fait du rôle et de l'objet de la psychanalyse,
il convient, dans une première approche introductive, d'entendre
comment son fondateur la définissait.
Introduction : élément de définition de la
psychanalyse
Discipline fondée par Sigmund Freud qui employa la première
fois le mot en 1896 (4), celui-ci en donne la définition
suivante en 1922 :
"Psychanalyse est le nom:
- d'un procédé pour l'investigation de processus
mentaux à peu près inaccessibles autrement;
- d'une méthode fondée sur cette investigation pour
le traitement de désordres névrotiques,
- d'une série de conceptions psychologiques acquises par
ce moyen et qui s'accroissent ensemble pour former progressivement
une nouvelle discipline scientifique" (5)
On voit donc que selon cette définition donnée par
Freud lui-même on peut distinguer trois domaines d'exploration,
malgré tout indissociables de la psychanalyse "investigation
de l'inconscient, thérapeutique corrélative, conception
psychologique globale" (6). Afin de mieux cerner la nature
et l'objet de la psychanalyse, CC va la distinguer des sciences
dites “exactes" dont elle s'éloigne sensiblement
et la comparer à d'autres activités plus proches telle
que la pédagogie ou la politique.
a) Psychanalyse et "science dure”
Il est important de préciser pour justifier cette analyse
comparative de ces deux domaines de connaissance que “si Freud
ne considérait pas le point de vue thérapeutique comme
fondamental, en revanche, il a toujours tenu à préserver
intacte son identité de scientifique" (7). Ceci peut
s'expliquer par l’atmosphère scientiste et positiviste
dans laquelle Freud a débuté ses travaux à
la fin du 19ème siècle ; la légitimité
d'une discipline quelconque s'appuyait alors sur la proximité
de celle-ci avec le modèle prôné par les mathématiques
et la physique.
CC distingue plusieurs éléments qui différencient
radicalement la psychanalyse des sciences dites "exactes".
Tout d'abord, le statut de l'observateur n'est pas le même.
A la différence des sciences de la matière, le psychanalyste
doit s'impliquer personnellement. Le rôle de la croyance est
également beaucoup plus important puisque s'opère
la nécessité d'un acte de foi. En outre, le rapport
au temps n'est pas le même. Ainsi, d'une part, "l'analyse
effective... connaît un développement infini"(CL
32) et d'autre part on ne peut parler à son endroit d'un
quelconque savoir cumulatif entraînant un “progrès"
ou un "développement" de la théorie.
De plus, il faut noter l'impossibilité d'une division du
travail car cette activité exige un "sens incarné"
(CL 36).
Enfin, pour terminer, CC remarque que "la nécessité
et l'impossibilité d'une conceptualisation scientifique de
la psychanalyse ne sont ni accidentelles ni provisoires elles sont
d'essence" (CL 57)
On voit donc que la psychanalyse diffère sensiblement des
sciences dites exactes. Serait-elle plus proche d'activités
comme la pédagogie ou la politique qualifiées par
Freud lui-même de “professions impossibles" ? (Cf.
"Analyse terminable et interminable" 1937)
b) Psychanalyse, pédagogie et politique.
->Psychanalyse et pédagogie
CC va déceler une parenté profonde entre les deux
domaines d'activité. Ainsi, "la pédagogie doit,
à chaque instant, développer l'activité propre
du sujet en utilisant, pour ainsi dire, cette même activité
propre. L’objet de la pédagogie n'est pas d'enseigner
des matières spécifiques, mais de développer
la capacité d'apprendre du sujet... Cela, bien entendu, elle
ne peut le faire sans enseigner certaines matières - pas
plus que l'analyse ne peut progresser sans les interprétations
de l'analyste. Mais de même que ces interprétations,
les matières enseignées doivent être considérées
comme des marches ou des points d'appui" (MM 146). Ainsi la
psychanalyse comme la pédagogie ont en commun le fait qu'elles
cherchent toutes les deux à développer la capacité
d'autonomie de l'individu. C'est pourquoi par ailleurs, CC va interpréter
ainsi le verdict d'impossibilité de Freud en déclarant
que "l'impossibilité de la psychanalyse et de la pédagogie
consiste en ceci qu'elles doivent toutes les deux s'appuyer sur
une autonomie qui n'existe pas encore afin d'aider à la création
de l'autonomie du sujet” (MM 147).
Cette impossibilité logique s'accompagne d'une autre impossibilité
qui "semble aussi consister, en particulier dans le cas de
la pédagogie, en la tentative de faire être des hommes
et des femmes autonomes dans le cadre d'une société
hétéronome et au-delà de cela, dans cette énigme
apparemment insoluble, aider les êtres humains à accéder
à l'autonomie, en même temps que - ou bien que - ils
absorbent et intériorisent les institutions existantes"
(MM 148)
Ceci nous amène, évidemment, à aborder les
rapports entre psychanalyse et politique.
->Psychanalyse et politique.
La psychanalyse, tout d'abord, "appartient pleinement à
l'immense courant social-historique qui se manifeste dans le combat
pour l'autonomie, au projet émancipatoire auquel appartiennent
aussi la démocratie et la philosophie"( MM 148).
Elle doit donc faire face "à la rencontre avec l'institution
existante (à travers)... la rencontre avec le je concret
du patient (qui)... est pour une part décisive une fabrication
sociale" (MM 148).
Il existe aussi une "analogie éclairante" pour
CC entre "les questions et les tâches qu'affronte le
projet d'autonomie dans le champ individuel et dans le champ collectif'
(MM 149).
Ainsi, alors que la psychanalyse a pour objectif "l'instauration
d'un autre type de relation entre le sujet réflexif et son
inconscient, c'est-à-dire son imagination radicale et deuxièmement
la libération de sa capacité de faire, de former un
projet ouvert pour sa vie et y travailler (la politique vise)...
l'instauration d'un autre type de relation entre la société
instituante et la société instituée... et deuxièmement
la libération de la créativité collective,
permettant de former des projets collectifs pour des entreprises
collectives et d'y travailler" (MM 149)
Apparaît ici le lien indissociable que fait CC entre autonomie
individuelle et autonomie collective.
Pour conclure ce paragraphe consacré au rôle de la
psychanalyse dans le projet d'autonomie de l'auteur, il parait souhaitable
de dégager quelques éléments concernant la
nature et les limites de l'activité psychanalytique.
Conclusion : de quelques remarques concernant la nature et les
buts de la psychanalyse.
En premier lieu, pour CC , la psychanalyse est avant tout "une
activité pratico-poiétique, car elle est créatrice
: son issue est (doit être) l'auto-altération de l'analysant,
c'est-à-dire rigoureusement parlant, l'apparition d'un autre
être... pratique, car j'appelle praxis l'activité lucide
dont l'objet est l'autonomie humaine et pour laquelle le seul “moyen"
d'atteindre cette fin est cette autonomie elle-même"
(MM 146).
En second lieu, "le but de l'analyse n'est pas la sainteté,...
car le désir ne peut jamais être éliminé
et plus important encore... sans ce désir nous ne deviendrions
jamais des êtres humains et même, nous ne pourrions
tout simplement pas survivre" (MM 145).
En outre, cette recherche de lucidité est "un processus,
non pas un état atteint une fois pour toutes" (MM 145).
Enfin, "l'analyse n'est pas finie (et la maturité n'est
pas atteinte) avant que le sujet ne soit devenu capable de vivre
au bord de l'abîme pris dans ce double noeud ultime vis comme
un mortel, vis comme si tu étais immortel" (MM 153).
Après avoir parcouru la pensée de l'auteur concernant
l'individu, il convient à présent d'étudier
son analyse du collectif, de l'institution, de ce qu'il nomme lui-même
le "social-historique".
B. - Penser le collectif : l'institution du social-historique.
Nous aborderons cette étude du social-historique en distinguant
dans une première approche le social-historique en tant que
tel puis dans une seconde approche l'analyse des concepts de legein
et teukhein permettant la critique de la pensée occidentale
en particulier sur la société et l'histoire.
1) - Penser le social historique : première approche.
Il conviendra d'étudier en premier lieu la critique de CC
de la pensée héritée de la société
puis de l'histoire avant de parvenir plus directement à sa
conception du social-historique, en tant que tel.
a)-Penser le social.
->l'insuffisance des réponses traditionnelles sur la
société : physicalisme et logicisme
CC décèle deux types d'approches héritées
qu'il va critiquer. Il s'agit en premier lieu du "physicalisme"
qui "réduit ... société et histoire à
la nature (et dont)... le fonctionnalisme est le représentant
le plus pur et le plus typique... : il se donne des besoins humains
fixes et explique l'organisation sociale comme l'ensemble des fonctions
visant à les satisfaire" (IIS 237). Cette approche réductionniste
vise à masquer que "les besoins humains en tant que
sociaux et non simplement biologiques sont inséparables de
leurs objets, et les uns comme les autres sont chaque fois institués
par la société considérée" (IIS
238).
La seconde approche héritée concernant la société
est constituée par ce que l'auteur dénomme le "logicisme".
A l'intérieur de cette catégorie, CC va distinguer
une forme pauvre et une forme plus riche.
Le structuralisme sera désigné comme la forme la
plus pauvre du "logicisme". En effet "la même
opération logique, répétée un certain
nombre de fois rendrait ainsi compte de la totalité de l'histoire
humaine et des différentes formes de sociétés,
qui ne seraient que les différentes combinaisons possibles
d'un nombre fini des mêmes éléments discrets...
Mais même en phonologie - dont le structuralisme n'est qu'une
abusive extrapolation - on ne peut pas s'appuyer sur la donnée
naturelle d'un ensemble fini d'éléments discrets -
phonèmes ou traits distinctifs pouvant être émis
et perçus par l'homme"' (IIS 238)
A cette critique de cette forme la moins élaborée
du "logicisme", l'auteur va adjoindre celle de sa forme
la "plus riche".
Pour celle-ci, "la logique mise en oeuvre prétend remuer
toutes les figures de l'univers matériel et spirituel ...
Elle doit alors aussi les engendrer les unes à partir des
autres, à partir du même élément... Il
est sans aucune importance que cet élément soit dénommé
Raison, comme dans l'hégélianisme, Matière
ou Nature comme dans la version canonique du marxisme (matière
ou nature réductibles en droit, à un ensemble de déterminations
rationnelles)"(IIS 239). Pour l'auteur, ces deux approches
traditionnelles ne peuvent rendre compte de la société
en tant que telle car "la question de l'unité et de
l'identité de la société et de telle société
est ramenée à l'affirmation d'une unité et
identité données d'un ensemble d'organismes vivants
; ou d'un groupe naturel-logique d'éléments ; ou d'un
système de déterminations rationnelles. De la société
comme telle il ne reste dans tout cela rien" (IIS 240).
L'insuffisance manifeste des discours traditionnels sur la société
va obliger l'auteur à tenter de penser le social en tant
que tel.
->penser le social en tant que tel.
Pour CC "la société n'est ni chose, ni sujet,
ni idée - et pas d'avantage collection ou système
de sujets, de choses et d'idées... Ce n'est qu'en paroles
que l'on dépasse ces difficultés, lorsqu'on invoque
une conscience collective ou un inconscient collectif' (Cf. Jung)
(IIS 248)
Ainsi, "la société s'institue comme mode et
type de coexistence... en général, sans analogue ou
précédent dans une autre région de l'être,
et comme ce mode et type de coexistence particulier, création
spécifique de la société considérée"
(IIS 251)
Cette approche du social va alors remettre en cause profondément
la logique et l'ontologie (discours sur l'être) héritées
car "ce que le social est et la façon dont il est n'a
pas d'analogie ailleurs. Il oblige donc à reconsidérer
le sens de être, ou bien éclaire une autre face jusqu'ici
non vue de ce sens... Nous ne pouvons pas penser le social, en tant
que coexistence, par le moyen de la logique héritée...
Nous ne pouvons pas le penser comme un ensemble déterminable
d'éléments bien distincts et bien définis.
Nous avons à le penser comme un magma, et même comme
un magma de magmas - par quoi j'entends non pas le chaos, mais le
mode d'organisation d'une diversité non ensemblisable, exemplifié
par le social, par l'imaginaire ou par l'inconscient"(IIS 252-253).
Cette réflexion critique sur le social va être parallèlement
effectuée par l'auteur sur l'histoire.
b) Penser l'histoire:
->l'insuffisance des réponses traditionnelles : causalisme
et finalisme rationaliste.
CC va réitérer son analyse du domaine social au domaine
historique. Ainsi, "devant la question de l'histoire, le physicalisme
devient naturellement causalisme, à savoir suppression de
la question... La causalité est toujours négation
de l'altérité, position d'une double identité
: identité de la répétition des mêmes
causes produisant les mêmes effets, identité ultime
de la cause et de l'effet puisque chacun appartient nécessairement
à l'autre ou les deux à un même" (IIS 240).
Il en va de même pour le logicisme qui devient "finalisme
rationaliste. Celui-ci “s'il voit dans les significations
l'élément de l'histoire... est incapable de considérer
ces significations autrement que comme rationnelles... Mais des
significations rationnelles doivent et peuvent être déduites
ou produites les unes à partir des autres... Le nouveau est
chaque fois construit par opérations identitaires... Le temps
historique devient ainsi simple médium abstrait de la coexistence
successive ou simple réceptacle des enchaînements dialectiques"
(IIS 240-241).
C'est pourquoi CC peut être amené à conclure
que "le marxisme représente une tentative de recollement
des points de vue causaliste et finaliste" (IIS 241)
Ce rejet par l'auteur des réponses traditionnelles de la
pensée héritée va l'entraîner à
réfléchir sur la temporalité.
->Histoire et temporalité.
Ainsi "pas plus que la société ne peut être
pensée sous aucun des schèmes traditionnels de la
coexistence, l'histoire ne peut être pensée sous aucun
des schèmes traditionnels de la succession. Car ce qui se
donne dans et par l'histoire n'est pas séquence déterminée
du déterminé, mais émergence de l'altérité
radicale, création immanente, nouveauté non triviale...
Et ce n'est qu'à partir de cette altérité radicale
ou création que nous pouvons penser vraiment la temporalité
et le temps dont nous trouvons dans l'histoire l'effectivité
excellente et éminente. Car ou bien le temps n'est rien,
étrange illusion psychologique qui masque l'intemporalité
essentielle d'une relation d'ordre ; ou bien le temps est cela même,
la manifestation de ce que autre chose que ce qui est se fait être,
et se fait être comme nouveau ou autre et non simplement comme
conséquence ou exemplaire différent du même"(IIS
256)
L’auteur va alors tenter de montrer "l'impossibilité
pour la pensée héritée de penser vraiment le
temps, un temps essentiellement autre que l'espace. Il n'y a, au
départ, ni temps, ni, espace dans ce que Platon se donne
- donne au Démiurge - pour construire le monde. Il y a l'étant
toujours et le devenant toujours. "Toujours" est ici,
Platon le dit expressément, un monstrueux abus de langage
: ce n'est pas l'omni-temporalité, c'est l'a-temporalité,
clairement posée comme impossibilité, inconcevabilité
du mouvement et de l'altération" (IIS 260-261).
C'est pourquoi, pour CC "il n'y a temps essentiel, temps irréductible
à une “spatialité" quelconque, temps qui
ne soit pas simple référentiel de repérage
que si et pour autant qu'il y a émergence de l'altérité
radicale, soit création absolue... Si le temps n'est pas
cela alors le temps est superflu, répétition dans
la cyclicité ou simple illusion d'un "esprit fini"...
Dès que l'être a été pensé comme
déterminité, il a été aussi nécessairement
pense comme a-temporalité..." (IIS 263-266).
Conclusion : le social historique.
L'ensemble de cette réflexion conduit l'auteur à
forger le concept de "social-historique" : "le social-historique
est flux perpétuel d'auto-altération et ne peut être
qu'en se donnant des figures "stables"... la figure stable
fondamentale est ici l'institution... L’émergence de
l'altérité est déjà inscrite dans la
temporalité pré-sociale ou naturelle... L'indissociabilité
de cette réception obligatoire et de cette reprise arbitraire
est ici désignée par le terme d'étayage de
l'institution sur la première strate naturelle... Le social-historique
est cette temporalité, chaque fois spécifique, instituée
comme institution globale de la société et non explicitée
comme telle" (IIS 283-285)
Cette première approche du social-historique va engager
CC à remettre en question la logique dominante dans la pensée
gréco-occidentale à l'aide des concepts de "legein"
et de "teukhein".
2°) Penser le social-historique : "legein et teukhein".
CC va d'abord préciser la logique qu'il veut remettre en
question : "Depuis 25 siècles, la pensée gréco-occidentale
se constitue, s'élabore, s'amplifie et s'affirme sur cette
thèse : être, c'est être quelque chose de déterminé,
dire c'est dire quelque chose de déterminé... Cette
évolution, portée par les exigences du dire et équivalant
à la domination ou à l'autonomisation de cette dimension,
n'a été ni accidentelle ni inéluctable : elle
a été l'institution par l'Occident de la pensée
comme raison... J'appelle la logique dont il s'agit, logique identitaire
et aussi... logique ensembliste... Son privilège est qu'elle
constitue une dimension essentielle et inéliminable non seulement
du langage mais de toute vie et de toute activité sociale...
Elle est à l'oeuvre dans le discours même qui viserait
à la circonscrire, à la relativiser, à la mettre
en question... L’aboutissement le plus poussé et le
plus riche de la logique identitaire est l'élaboration de
la mathématique" (HS 303-304).
Afin de critiquer cette logique "ensembliste-identitaire"
(ensidique) CC va construire son propos à l'aide des concepts
de "legein" et de 'teukhein" dimension ensidique
respective du dire et du faire social.
a) Analyse du "legein" dimension ensidique du "dire
social".
Ce terme grec de "legein" signifie "distinguer-choisir-poser-rassembler-compter-dire"
(IIS 306) Ainsi "pour pouvoir parler d'un ensemble, ou penser
un ensemble, il faut pouvoir distinguer, choisir, poser, rassembler,
compter dire des objets... Il faut donc disposer du schème
de la séparation, et de son produit essentiel, toujours présupposé
déjà dans l'opération du schème de la
séparation : le terme ou l'élément... L’ensemblisation
instituée par le legein prend en partie appui sur le fait
que ce qu'elle trouve devant elle est en partie ensemblisable. Cette
relation "sui generis" d'appui partiel est l'étayage
de la société sur la première strate, ou strate
naturelle du donné" (IIS 306-310)
-> Legein, désignation et langage.
Il reste à préciser d'avantage le rôle du legein,
dimension inéliminable du représenter / dire social,
donc du langage. "L'opération nucléaire du legein
est la désignation" (IIS 333). Cependant "parler,
être dans les signes, c'est littéralement voir dans
ce qui est ce qui n'y est absolument pas... "Désigner"
n'est pas une relation qui ait une place dans la logique héritée
; elle n'est ni catégorie correspondant à une forme
de jugement ou à un niveau d'être, ni logiquement constructible
puisque toute construction logique la présuppose logiquement.
La désignation (la présentation), le quid pro quo,
est institution originaire... La relation signitive... est en inhérence
réciproque avec le schème opérateur de la discrétion-séparation...
Il faut qu'il y ait règle de la désignation à
peu près univoque, Pour qu'il y ait legein - et il faut qu'il
y ait legein pour qu'il y ait une telle règle" (IIS
337-341).
C'est pourquoi “pour qu'i1 y ait communication sociale (et,
par ailleurs, pensée) il faut et il suffit qu'il y ait équivalence
quant au legein de “ce qui” chez chacun correspond au
signe social et que cette équivalence médiatise, l'accès
aux significations" (IIS 348).
Pour achever cette analyse du legein, CC va tenter d'éclaircir
les rapports qu'entretient le legein avec la déterminité
et l'entendement.
-> Legein, déterminité et entendement.
Pour l'auteur "être dans le legein, c'est être
déterminé" (IIS 350). Cela va entraîner
des conséquences sur la philosophie gréco-occidentale.
Ainsi "par une inversion qui n'est paradoxale qu'en apparence,
la philosophie, élaboration et prolongation du legein, de
ses normes et de ses exigences, est alors amenée à
occulter, à voiler à recouvrir le legein lui-même,
et son propre rapport à celui-ci... Elle ne peut, dans le
cas canonique, que faire comme si elle pouvait avoir directement
accès à ce dont elle parle - que ce soit les choses,
les idées ou le sujet, c'est-à-dire comme si elle
pouvait soit éliminer totalement le legein, soit le traiter
comme milieu optique totalement transparent ou instrument parfaitement
neutre, soit le "rectifier" sans reste ou le résorber
pleinement dans une logique épurée qui ne lui devrait
rien" (IIS 351).
Cette attitude de la pensée héritée envers
le legein s'explique par son refus de reconnaître comme essentielle
et irréductible la relation signitive, le "quid pro
quo". le caractère "arbitraire" (institué)
de ce représenté ... d'abolir la déterminité
comme norme suprême" (IIS 352).
Il en va de même pour l'entendement qui "n'est qu'une
partie de l'institution du legein, arbitrairement (et fallacieusement)
séparée de celui-ci et considérée pour
elle-même à partir et en fonction d'une institution
social-historique spécifique, le connaître logique-scientifique-philosophique...
Le legein implique la relation signitive que l'entendement ne peut
pas construire ou produire... Il n'y a pas de sujet pensant sans
langage ou de pensée sans langage" (IIS 353).
Après cette étude du legein, il est temps d'approcher
avec l'auteur le teukhein, dimension ensidique du faire social.
b) Analyse du teukhein, dimension ensidique du "faire social".
Ce terme grec "signifie : assembler-ajuster-fabriquer-construire.
C'est donc faire être comme..., à partir de.., de façon
appropriée à... et en vue de... Ce qui a été
appelé techné, mot dérivé de teukhein
et qui a donné le terme technique, n'est qu'une manifestation
particulière du teukhein, elle n'en concerne que des aspects
seconds et dérivés. Par exemple "avant"
qu'il puisse être question d'une "technique" quelconque,
il faut que l'imaginaire social s'assemble-ajuste-fabrique-construise
comme société et cette société"
(IIS 354).
Afin de mieux cerner ce qu'est le teukhein, il convient d'examiner
en premier lieu les éléments qui l'associent étroitement
au legein puis en second lieu ce qui fait sa spécificité.
->Teukhein et legein : les éléments communs.
Tout d'abord "le teukhein est impliqué dans l'institué,
comme l'est le legein. Les schèmes opérateurs essentiels
du legein sont, à une exception près... les mêmes
que ceux du teukhein. Pour assembler-ajuster-fabriquer-construire,
il faut disposer de la séparation et de la réunion,
du quant à..., du valoir comme... et valoir pour..., donc
de l'équivalence et de l'utilisation possible de l'itération
et de l'ordre" (IIS 354-355)
En outre "legein et teukhein renvoient l'un à l'autre
et s'impliquent circulairement Le teukhein implique intrinsèquement
le legein, est en un sens un legein, car il opère et ne peut
être qu'en distinguant-choisissant-posant-rassemblant-comptant-disant...
Inversement, le legein implique intrinsèquement le teukhein,
est en un sens un teukhein. Car il assemble-ajuste-fabrique-construit
les éléments "matériels-abstraits"
du langage en même temps que l'ensemble des "objets"
et des "relations" qui leur correspond.... Le Legein n'est
pas legein s'il n'est pas totalité organisée d'opérations
efficaces à support 4 c matériel". Le teukhein
n'est pas teukhein s'il n'est pas position d'éléments
distincts et définis pris dans des relations fonctionnelles"
(IIS 355). Toutefois, un élément va distinguer le
teukhein du legein : la "relation de finalité"
en lieu et place de "la relation signitive".
-> La spécificité du teukhein : la relation de
finalité.
Ainsi "un schème opérateur central du legein
n'apparaît pas dans le teukhein comme tel : la relation signitive
au sens strict. Un schème opérateur central du teukhein
n'apparaît pas dans le legein comme tel : la relation de finalité
ou d'instrumentalité, référant ce qui est à
ce qui n'est pas et pourrait être.
Le quid pro quo n'est plus ici quelque chose à la place
de quelque chose d'autre, mais quelque chose en vue de quelque chose
d'autre ("moyen" et "fin", "instrument"
et “produit" ou "résultat"). Cette relation
excède de loin le simple valoir pour.. : l'outil, certes,
vaut pour... mais pour faire être ce qui n'est pas. La "valeur
d'usage" est beaucoup plus que valeur d'usage, car elle est
valeur de production ou de transformation... La relation de finalité
implique circulairement le schème du possible du pouvoir
faire-être, du pouvoir être (qui)... instaure ipso facto
la division en possible et impossible... C'est dans et par l'interaction
du possible et de l'impossible que la société et chaque
société constitue le "réel" et son
"réel". La réalité n'est pas seulement
comme on le répète depuis Diltkey, "ce qui résiste"
; elle est tout autant et indissociablement, ce qui peut être
transformé, ce qui permet le faire (et le teukhein) comme
faire autre que ce qui est ou faire autrement ce qui est ainsi.
La réalité est ce dans quoi il y a du faisable et
de l'infaisable... Il en découle immédiatement que
la "réalité" est socialement instituée,
non seulement en tant que réalité en général,
mais en tant que telle réalité, réalité
de cette société ci... La distinction possible/impossible
est seconde et dérivée dans le legein comme tel, à
savoir comme code. Lorsque le legein dit le possible et l'impossible,
il dit ce que le teukhein a posé et fait être... La
division instaurée par le teukhein en possible/impossible
est une véritable bipartition, à partir de laquelle
est le "réel" comme divisé" (IIS 357-358).
Pour conclure cette réflexion autour du legein et du teukhein
, il convient d'effectuer deux remarques soulignant l'importance
de la dimension imaginaire ainsi que l'historicité de ces
deux notions.
Conclusion sur legein et teukhein.
1. - De l'importance de la dimension imaginaire par rapport à
la dimension ensidique.
Il est évident pour l'auteur que "de même que
dans le cas du langage, la dimension ensidique, dans et par laquelle
le langage est comme code, est impossible sans et indissociable
de sa dimension significative, dans et par laquelle le langage est
comme langue, de même le teukhein comme ensidique est inséparable
de la dimension imaginaire du faire et du magma de significations
imaginaires sociales que le faire social fait être et par
lesquelles ce faire est comme faire social... Le legein, comme purement
ensidique, devient à la limite la fiction incohérente
et insoutenable du pur système formalisé fermé
sur lui-même. Le teukhein comme purement ensidique devient
la fiction incohérente et insoutenable de la technique par
et pour la technique. Mais... cette position de la technique comme
fin en soi n'est pas quelque chose que la technique pourrait, comme
telle, poser, elle est une position imaginaire : la technique vaut
aujourd'hui comme ce pur délire social présentifiant
le phantasme de toute puissance, délire qui est pour une
grande partie la "réalité" avec, mais surtout
sans guillemets, du capitalisme moderne" (IIS 359)
Cette indissociabilité de la dimension imaginaire et de
la dimension ensidique amène l'auteur à insister sur
l'historicité du "legein" et du "teukhein".
2. - De l'historicité de legein et du teukhein.
Ainsi "legein et teukhein comme tels sont des créations
absolues du social-historique... Pris chaque fois dans le monde
"fermé" qu'organise et institue chaque société,
et instruments de cette fermeture, ils fournissent en même
temps toujours les ressources qui rendent possibles de rompre cette
fermeture, d'altérer la société et son monde...
legein et teukhein sont intrinsèquement extensibles et transformables.
C'est par là qu'ils sont à la fois compatibles avec
une histoire et ouverts eux-mêmes à la possibilité
d'une histoire... Ils peuvent instrumenter les créations
successives de l'imaginaire radical et de l'imagination radicale,
que celles-ci se manifestent comme des ruptures totales ou comme
des altérations "insensibles"... l'histoire du
faire social-historique est aussi en même temps histoire du
teukhein, qui en est support et dimension inéliminable"
(US 365-367)
Ainsi s'achève cette première partie du mémoire
consacrée à la critique de la pensée héritée
de CC. Il reste, dans une seconde approche à étudier
un aspect plus concret" de son oeuvre consacrée à
l'examen de son projet d'autonomie individuelle et collective.
2° Partie : Un projet révolutionnaire visant l'autonomie
individuelle et collective.
Afin d'examiner le contenu de ce projet d'autonomie prôné
par l'auteur, il nous a semblé opportun d'envisager en Premier
lieu l'examen de sa dimension politique puis de sa dimension économique.
Ces deux aspects sont certes le plus souvent mêlés
indissociablement dans l'oeuvre de CC mais cette division permet
de montrer que pour lui il ne saurait y avoir de démocratie
au sens large sans remise en cause de l'organisation et de l'importance
de l'économique dans la société.
A. - Dimension politique du projet: révolution et démocratie.
Dans cette première approche consacrée à la
dimension politique du projet d'autonomie individuelle et collective
nous aborderons d'abord comment l'auteur envisage la notion de révolution,
puis sa pensée de la démocratie.
1°) Penser la révolution.
Il s'agira d'analyser dans un premier développement la critique
que fait CC du marxisme à l'aune d'un projet révolutionnaire
dont nous tenterons de cerner plus précisément le
contenu dans un second temps.
a) Marxisme et théorie révolutionnaire.
L’auteur va d'abord expliquer l'origine de sa rupture définitive
avec le marxisme, en 1964-1965. "Partis du marxisme révolutionnaire,
nous sommes arrivés au point où il fallait choisir
entre rester marxistes et rester révolutionnaires ; entre
la fidélité à une doctrine qui n'anime plus
depuis longtemps ni une réflexion, ni une action, et la fidélité
au projet d'une transformation radicale de la société,
qui exige d'abord que l'on comprenne ce que l'on veut transformer,
et que l'on identifie ce qui dans la société, conteste
vraiment cette société et est en lutte contre sa forme
présente" (IIS 20)
CC va alors opérer sa critique du marxisme en rejetant dans
un premier temps la théorie et la philosophie marxiste de
l'histoire puis dans un second temps en tentant d'analyser le pourquoi
du destin historique du marxisme.
-> La critique du contenu du marxisme : le rejet de la théorie
et de la philosophie marxiste de l’histoire.
CC va d'abord essayer de montrer l'erreur qu'a, selon lui, commise
Marx dans sa tentative de localisation de la contradiction profonde
du système capitaliste.
Il déclare ainsi "l'analyse économique du capitalisme...
constitue la pointe où doit se concentrer toute la substance
de la théorie... Ce qui s'exprime.. en dernière analyse
c'est la contradiction du capitalisme telle que la voit Marx : l'incompatibilité
entre le développement de forces productives et les "rapports
de production" ou "formes de propriété"
capitalistes... Parler de contradiction entre les forces productives
et les rapports de production est pire qu'un abus de langage...
On pourrait tout au plus parler d'une tension, d'une opposition
ou d'un conflit entre les forces productives... et ces types d'organisation
qui tôt ou tard "restent en arrière" des
forces productives et cessent de leur être adéquats...
Mais ce schéma mécanique n'est pas tenable même
au niveau empirique le plus simple. Il représente une extrapolation
abusive à l'ensemble de l'histoire d'un processus qui ne
s'est réalisé que pendant une seule phase de cette
histoire, la phase de la révolution bourgeoise" (IIS
21-26).
CC va ainsi mettre le doigt sur la véritable contradiction
du capitalisme. "Le capitalisme ne peut fonctionner qu'en mettant
constamment à contribution l'activité proprement humaine
de ses assujettis qu'il essaie en même temps de réduire
et de déshumaniser le plus possible... C'est là que
réside la contradiction dernière du capitalisme"
(IIS 23)
En outre, CC considère comme nécessaire l'abandon
de la conception matérialiste de l'histoire car celle-ci
:
? "fait du développement de la technique le moteur
de l'histoire "en dernière analyse" et lui attribue
une évolution autonome et une signification close et bien
définie,
?
- essaie de soumettre l'ensemble de l'histoire à des catégories
qui n'ont un sens que pour la société capitaliste
développée et dont l'application à des formes
précédentes de la vie sociale pose plus de problème
qu'elle n'en résout,
- est basée sur le postulat caché d'une nature humaine
essentiellement inaltérable dont la motivation prédominante
serait la motivation économique' (IIS 39-40)
CC va également tenter d'éclairer quelque peu les
rapports entre "déterminisme économique d'un
côté et lutte de classe de l'autre (qui) proposent
deux modes d'explication, irréductibles l'un à l'autre...
Dans le marxisme il n'y a pas véritablement "synthèse"
mais écrasement du second au profit du premier.. La liberté
ainsi concédée au prolétariat n'est pas différente
de la liberté d'être fou que nous pouvons nous reconnaître
: liberté qui ne vaut, qui n'existe même, qu'à
condition de ne pas en user, car son usage l'abolirait en même
temps que toute cohérence du monde" (IIS 42-45).
Après avoir critiqué la théorie marxiste de
l'histoire, CC va s'attaquer aux postulats qui régissent
sa philosophie et notamment son "rationalisme objectiviste".
C'est d'abord le problème de l'enchaînement des significations
qui va retenir son attention. Ainsi "il y a des significations
qui dépassent les significations immédiates et réellement
vécues et elles sont portées par des processus de
causations qui, en eux mêmes, n'ont pas de significations,
ou pas cette signification-là... Le problème devient
encore plus aigu avec le marxisme. Car le marxisme à la fois
maintient l'idée de signification assignable des événements
et des phases historiques, affirme plus qu'aucune autre conception
la force de la logique interne des processus historiques, totalise
ces significations en une signification d'ores et déjà
donnée de l'ensemble de l'histoire (la production du communisme)
et prétend pouvoir réduire intégralement le
niveau de signification au niveau des causations... Comment le fonctionnement
de lois aveugles peut-il produire un résultat qui a pour
l'humanité à la fois une signification et une valeur
positive ?... On élimine ce qui est le problème central
de toute réflexion : la rationalité du monde (naturel
ou historique) en se donnant d'avance un monde rationnel par construction...
dans ces conditions disparaît le problème premier de
la pratique : que les hommes ont à donner à leur vie
individuelle et collective une signification qui n'est pas pré-assignée,
et qu'ils ont à la faire aux prises avec des conditions réelles
qui ni n'excluent, ni ne garantissent l'accomplissement de leur
projet" (IIS 71-73).
Enfin CC va terminer sa critique du contenu du marxisme par l'examen
de la dialectique héritée de Hegel. "Si Marx
a conservé la dialectique hégélienne, il en
a conservé aussi le vrai contenu philosophique qu'est le
rationalisme (qui)... git... dans le postulat fondamental selon
lequel "tout ce qui est réel, est rationnel", dans
la prétention inévitable de pouvoir produire la totalité
des déterminations possibles de son objet... Un dépassement
révolutionnaire de la dialectique hégélienne
exige non pas qu'on la remette sur les pieds, mais que, pour commencer
on lui coupe la tête... Une dialectique "non spiritualiste"
doit être tout aussi une dialectique "non matérialiste"
au sens qu'elle refuse de poser un Etre absolu... Elle doit éliminer
la clôture et l'achèvement, repousser le système
complété du monde. Elle doit écarter l'illusion
rationaliste, accepter sérieusement l'idée qu'il y
a de l'infini et de l'indéfini, admettre, sans pour autant
renoncer au travail, que toute détermination rationnelle
laisse un résidu non déterminé et non rationnel
que le résidu est tout autant essentiel que ce qui a été
analysé... (IIS 74-76).
Après avoir donné les principaux éléments
de sa critique du marxisme, CC va essayer d'étudier son évolution
historique en tentant par la suite de comprendre le pourquoi de
sa déchéance.
-> L’évolution historique du marxisme et ses causes.
Dans le marxisme "l'élément révolutionnaire
représente une torsion essentielle de l'histoire de l'humanité.
C'est lui qui veut détrôner la philosophie spéculative
en proclamant qu'il ne s'agit plus d'interpréter mais de
transformer le monde, et qu'il faut dépasser la philosophie
en la réalisant... qui met l'accent sur le fait que les hommes
font leur propre histoire dans des conditions chaque fois données,
et qui déclarera que l'émancipation des travailleurs
sera l'oeuvre des travailleurs eux-mêmes. C'est lui qui sera
capable de reconnaître dans la Commune de Paris ou dans les
soviets russes non seulement des événements insurrectionnels,
mais la création par les masses en action de nouvelles formes
de vie sociale... Il y a ici l'annonce d'un monde nouveau, le projet
d'une transformation radicale de la société, la recherche
de ses conditions dans l'histoire effective et de son sens dans
la situation et l'activité des hommes qui pourraient l'opérer..
Mais ces intuitions restent des intuitions, elles ne seront jamais
vraiment développées. L'annonce du monde nouveau sera
rapidement étouffée par le foisonnement d'un deuxième
élément qui sera développé sous forme
de système qui deviendra rapidement prédominant, qui
reléguera le premier dans l'oubli ou ne l'utilisera - rarement
- que comme alibi idéologique et philosophique. Ce deuxième
élément est celui qui réaffîrme et prolonge
la culture et la société capitaliste dans ses tendances
les plus profondes, même s'il le fait à travers la
négation d'une série d'aspects apparemment (et réellement)
importants-du capitalisme... Réactionnaire sous le capitalisme
dès lors que celui ci ne développe plus les forces
productives... tout cela (l'industrialisation, la primauté
de l'économie) (8) devient progressif sous la "dictature
du prolétariat"... Sous le couvert d'une théorie
révolutionnaire, s'était constituée et développée
l'idéologie d'une force et d'une forme sociale qui était
encore à naître, l'idéologie de la bureaucratie"
(IIS 76-82)
Ainsi, "cette conception ne pouvait que conditionner une pétrification
théorique complète (et) conduire fatalement à
une politique “rationaliste" bureaucratique... S'il y
a un Savoir absolu concernant l'histoire, l'action autonome des
hommes n'a plus aucun sens... Il reste donc à ceux qui sont
investis de ce savoir à décider des moyens les plus
efficaces et les plus rapides pour parvenir au but. L’action
politique devient une action technique... Inversement, la pratique
et la domination des couches bureaucratiques se réclamant
du marxisme ont trouvé dans celui-ci le meilleur "complément
solennel de justification" la meilleure couverture idéologique"
(IIS 91).
CC va tenter, par la suite de rechercher quelques éléments
d'explication de cette évolution historique du marxisme.
"Le développement du marxisme comme théorie s'est
fait dans l'atmosphère intellectuelle et philosophique de
la seconde moitié du 19' siècle ; celle-ci a été
dominée comme aucune autre époque de l'histoire, par
le scientisme et le positivisme... L'apparente toute-puissance de
la technique était quotidiennement "démontrée"...
L’économie se donnait comme l'essence des relations
sociales et le problème économique comme le problème
central de la société" (IIS 82).
En outre, "le destin de l'élément révolutionnaire
dans le marxisme ne fait qu'esquisser, au niveau des idéologies,
le destin du mouvement révolutionnaire dans la société
capitaliste jusqu'à maintenant... Le mouvement ouvrier organisé
est, partout sans exception, intégralement bureaucratisé,
et ses "objectifs" lorsqu'ils existent, n'ont aucun rapport
avec la création d'une nouvelle société"
(IIS 83-86). Ainsi, "l'origine théorique de la déchéance
du marxisme... est à chercher dans la transformation rapide
de la nouvelle conception en un système théorique
achevé et complet dans son intention, dans le retour au contemplatif
et au spéculatif comme mode dominant de la solution du problème
de l'humanité" (IIS 93).
Après avoir constaté l'incapacité pour le
marxisme de participer à un projet véritablement révolutionnaire,
l'auteur va chercher les voies permettant d'élaborer la théorie
d'un tel dessein.
b) Théorie et projet révolutionnaire.
->Savoir et faire : la praxis.
Le premier problème que va rencontrer CC dans une telle
démarche sera celui du rapport entre savoir et faire. Il
s'interroge ainsi dans ces termes : "Une révolution,
comme celle que visait le marxisme et comme celle que nous continuons
de viser, n'est-elle pas une entreprise consciente ? Ne présuppose-t-elle
pas à la fois une connaissance rationnelle de la société
présente et la possibilité d'anticiper rationnellement
la société future ?... Sur quoi peut-on fonder tout
cela, s'il n'y a pas et s'il ne peut pas y avoir une théorie,
une philosophie de l'histoire et de la société ?"
(IIS 97).
Il poursuit alors en répondant que "rien de ce que
nous faisons, rien de ce à quoi nous avons à faire
n'est jamais de l'espèce de la transparence intégrale,
pas plus que du désordre moléculaire complet... L'ordre
total et le désordre total ne sont pas des composantes du
réel, mais... de pures constructions qui, prises absolument,
deviennent illégitimes et incohérentes... Le monde
historique est le monde du faire humain. Ce faire est toujours en
rapport avec le savoir, mais ce rapport est à élucider..
Aucun faire humain n'est non conscient ; mais aucun ne pourrait
continuer une seconde si on lui posait l'exigence d'un savoir exhaustif
préalable... La théorie comme telle est un faire,
la tentative toujours incertaine de réaliser le projet d'une
élucidation du monde" (IIS 98-102) "définit
ainsi le concept de "praxis" : "la politique n'est
ni concrétisation d'un savoir absolu, ni technique, ni volonté
aveugle d'on ne sait quoi ; elle appartient à un autre domaine,
celui du Faire, et à ce mode spécifique du Faire qu'est
la praxis... Nous appelons praxis, ce Faire dans lequel l'autre
ou les autres sont visés comme être autonomes et considérés
comme l'agent essentiel de leur propre autonomie" (IIS 103).
L'auteur va alors expliciter les rapports intimes entre praxis
et autonomie. "Dans la praxis, l'autonomie des autres n'est
pas une fin, elle est, sans jeu de mots, un commencement... Il y
a un rapport interne entre ce qui est visé (le développement
de l'autonomie) et ce par quoi il est visé (l'exercice de
cette autonomie). Ce sont deux moments d'un même processus"
(IIS 104).
CC continue alors l'examen de la praxis et du savoir. "La
praxis... s'appuie sur un savoir mais celui-ci est toujours fragmentaire
et provisoire. Il est fragmentaire car il ne peut pas y avoir de
théorie exhaustive de l'homme et de l'histoire ; il est provisoire,
car la praxis elle-même fait surgir constamment un nouveau
savoir, car elle fait parler le monde dans un langage à la
fois singulier et universel... Elucidation et transformation du
réel progressant, dans la praxis, dans un conditionnement
réciproque... Mais dans la structure logique de l'ensemble
qu'elles forment, l'activité précède l'élucidation
; car pour la praxis l'instance ultime n'est pas l'élucidation
mais la transformation du donné... L'objet même de
la praxis c'est le nouveau, ce qui ne se laisse pas réduire
au simple décalque matérialisé d'un ordre rationnel
pré-constitué, en d'autres termes, le réel
même et non un artefact stable, limité et mort... Ce
que nous appelons politique révolutionnaire est une praxis
qui se donne comme objet l'organisation et l'orientation de la société
en vue de l'autonomie de tous et reconnaît que celle-ci présuppose
une transformation radicale de la société qui ne sera,
à son terme, possible que par le déploiement de l'activité
autonome des hommes" (IIS 104-106)
A ce stade de sa réflexion, CC va s'interroger sur les fondements
de ce projet révolutionnaire : "Quelles peuvent être
les bases du projet révolutionnaire dans la situation réelle,
et d'où peut-on tirer une idée quelconque sur une
autre société ?... Pourquoi voulons-nous la révolution
et pourquoi les hommes la voudraient-ils ? ... Que signifie, au
juste, l'autonomie et jusqu'à quel point est-elle “réalisable
?" (IIS 108-109)
-> Les racines du projet révolutionnaire.
L’auteur va ici distinguer les racines sociales du projet
de ses racines subjectives.
* Les racines sociales du projet révolutionnaire
Nous n'étudierons pas ici 1’analyse que fait CC du
système économique capitaliste dont nous verrons les
principaux aspects dans la seconde partie consacrée à
la dimension économique du projet d'autonomie. Nous nous
contenterons d'insister sur la nécessité pour une
politique révolutionnaire d'avoir pour visée la totalité.
Ainsi, pour l'auteur "la politique révolutionnaire consiste
à reconnaître et à expliciter les problèmes
de la société comme totalité, mais précisément
parce que la société est une totalité, elle
reconnaît la société comme autre chose que comme
inertie relativement à ses propres problèmes... Cette
société ne serait-elle pas infiniment mieux placée
pour se faire face à elle-même si elle ne condamnait
pas à l'inertie et à l'opposition les neuf dixièmes
de sa propre substance ? La praxis révolutionnaire n'a donc
pas à produire le schéma total et détaillé
de la société qu'elle vise à instaurer.. Il
lui suffit de montrer que, dans ce qu'elle propose, il n'y a pas
d'incohérence et que, aussi loin qu'on puisse voir, sa réalisation
accroîtrait immensément la capacité de la société
de faire face à ses problèmes" (IIS 124).
L'auteur aborde ensuite les racines subjectives du projet.
*Les racines subjectives du projet révolutionnaire.
CC va ici énoncer les motifs profonds qui l’ont poussé
à s'engager pour un tel projet : "J'ais le désir
et je sens le besoin, pour vivre d’une autre société
que celle qui m'entoure... . Je ne demande pas l’immortalité,
l’ubiquité,l’omniscience. Je ne demande pas que
la société me “donne le bonheur”... Mais,
dans la vie telle qu'elle est faite, à moi et aux autres,
je me heurte à une foule de choses inadmissibles, je dis
qu'elles ne sont pas fatales et qu'elles relèvent de l'organisation
de la société. Je désire, et je demande que
tout d'abord mon travail ait un sens... Je dis que ce serait déjà
un changement fondamental dans cette direction si on me laissait
décider, avec tous les autres ce que j'ai à faire
et, avec mes camarades de travail comment le faire. Je désire
pouvoir, avec tous les autres, savoir ce qui se passe dans la société,
contrôler l'étendue et la qualité de l'information
qui m'est donnée... Je demande de pouvoir participer directement
à toutes les décisions sociales qui peuvent affecter
mon existence, ou le cours général du monde où
je vis. Je n'accepte pas que mon sort soit décidé,
jour après jour, par des gens dont les projets me sont hostiles
ou simplement inconnus, et pour qui nous ne sommes, moi et tous
les autres, que des chiffres dans un plan ou des pions sur un échiquier
et qu'à la limite, ma vie et ma mort soient entre les mains
de gens dont je sais qu'ils sont nécessairement aveugles.
Je sais parfaitement que la réalisation d'une autre organisation
sociale, et sa vie ne seront nullement simples, qu'elles rencontreront
à chaque pas des problèmes difficiles... Si même
nous devions, moi et les autres, rencontrer l'échec dans
cette voie, je préfère l'échec dans une tentative
qui a un sens, à un état qui reste en deçà
même de l'échec et du non échec, qui reste dérisoire.
Je désire pouvoir rencontrer autrui comme un être pareil
à moi et absolument différent, non pas comme un numéro,
ni comme une grenouille perchée sur un autre échelon...
de la hiérarchie des revenus et des pouvoirs. Je désire
pouvoir le voir, et qu'il puisse me voir, comme un autre être
humain... Que nos conflits, dans la mesure où ils ne peuvent
être résolus ou surmontés, concernent des problèmes
et des enjeux réels... Je désire qu'autrui soit libre
car ma liberté commence là où commence la liberté
de l'autre... Je ne compte pas que les hommes se transforment en
anges... Mais je sais combien la culture présente aggrave
et exaspère leurs difficultés d'être, et d'être
avec les autres, et je vois qu'elle multiplie à l'infini
les obstacles à leur liberté. Je sais, certes, que
ce désir ne peut pas être réalisé aujourd'hui
; ni même la révolution aurait-elle lieu demain, se
réaliser intégralement de mon vivant. Je sais que
des hommes vivront un jour pour que le souvenir même des problèmes
qui peuvent le plus nous angoisser aujourd'hui n'existent pas. C'est
là mon destin, que je dois assumer, et que j'assume"
(IIS 126- 127)
Après cette envolée lyrique, voire prophétique,
CC va combattre l'argument avancé par certains selon lequel
il fuirait en quelque sorte la réalité pour se réfugier
dans le rêve ou l'utopie : "Est-ce que mon attitude revient
à refuser le principe de réalité ?... Jusqu'à
quel point le principe de réalité manifeste-t-il la
nature, et où commence-t-il à manifester la société
? Jusqu'où manifeste-t-il la société comme
telle, et à partir d'où telle forme historique de
la société ? Pourquoi pas le servage, les galères,
les camps de concentration ?... J'accepte le principe de réalité
car j'accepte la nécessité du travail (aussi longtemps
du reste qu'elle est réelle car elle devient chaque jour
moins évidente) et la nécessité d'une organisation
sociale du travail. Mais je n'accepte pas l'invocation d'une fausse
psychanalyse et d'une fausse métaphysique, qui importe dans
la discussion même des possibilités historiques des
affirmations gratuites sur lesquelles elle ne sait rien. Mon désir
serait-il infantile ? ... Dans la situation infantile, la vie nous
est donnée pour rien ; et la loi nous est donnée,
sans rien, sans plus, sans discussion possible. Ce que je veux c'est
tout le contraire : c'est faire ma vie, et donner la vie si possible,
en tout cas donner pour ma vie. C'est que la loi ne me soit pas
simplement donnée, mais que je me la donne en même
temps à moi-même. Celui qui est en permanence dans
la situation infantile c'est le conformiste ou l'apolitique : car
il accepte la loi sans la discuter et ne désire pas participer
à sa formation... Ce que je veux, c'est que la société
cesse enfin d'être une famille, fausse de surcroît,
jusqu'au grotesque, qu'elle acquière sa dimension propre
de société, de réseau de rapports entre adultes
autonomes" (IIS 128-129).
Ceci amène l'auteur à vouloir "l'abolition du
pouvoir au sens actuel... Le pouvoir actuel, c'est que les autres
sont choses, et tout ce que je veux va à l'encontre de cela"
(IIS 129.).
CC termine en refusant d'assimiler tragédie et mélodrame.
"Poursuivrais-je cette chimère de vouloir éliminer
le côté tragique de l'existence humaine ? Il me semble
plutôt que je veux en éliminer le mélodrame,
la fausse tragédie. Que des gens meurent de faim en Inde,
cependant qu'en Amérique et en Europe les gouvernements pénalisent
les paysans qui produisent "trop", c'est une macabre farce,
c'est du Grand Guignol où les cadavres et la souffrance sont
réels, mais ce n'est pas de la tragédie, il n'y a
là rien d'inéluctable. Et si l'humanité périt
un jour à coups de bombes à hydrogène, je refuse
d'appeler cela une tragédie. Je l'appelle une connerie. Je
veux la suppression du Guignol et de la transformation des hommes
en pantins..." (IIS 129-130).
Afin de conclure cette réflexion sur le contenu d'un tel
projet révolutionnaire, il convient de préciser davantage
ce que l'auteur désigne par autonomie, mais auparavant de
son contraire, l'hétéronomie ou aliénation.
->Hétéronomie et autonomie.
* "Hétéronomie" est issu des termes grecs
"hétéros" et "nomos" signifiant
respectivement "autre" et “loi" (norme). Une
société est donc dite hétéronome lorsque
la loi, la norme est dite fixée par un autre (Dieu, les lois
de l'histoire) afin de masquer la domination d'une minorité
sur l'ensemble de la société. Cet état de fait
est rendu possible par l'institutionnalisation de l'hétéronomie.
"L’hétéronomie sociale, n'apparaît
pas simplement comme "discours de l'autre"... L'autre
y disparaît dans l'anonymat collectif, l'impersonnalité
des "mécanismes économiques du marché"
ou de la "rationalité du plan", de la loi de quelques
uns présentée comme la loi tout court..; Ce qui représente
désormais l'autre n'est plus un discours : c'est une mitraillette,
un ordre de mobilisation, une feuille de paye et des marchandises
chères, une décision de tribunal et une prison. L’autre
est désormais "in camé" ailleurs que dans
l'inconscient individuel même si sa présence par délégation
dans l'inconscient de tous les concernés (celui qui tient
la mitraillette, celui pour qui et celui face à qui elle
est tenue) est condition nécessaire de cette incarnation...
Il y a aliénation de la société toutes classes
confondues à ses institutions... L’institution une
fois posée, semble s'autonomiser... elle possède son
inertie et sa logique propre..." (IIS 149-15 1).
A cette aliénation institutionnalisée, CC va opposer
la recherche de l'autonomie individuelle et sociale.
* L’autonomie a d'abord un sens pour l'individu. Ainsi "un
sujet autonome est celui qui se sait fondé à conclure
: cela est bien vrai, et : cela est bien mon désir. L’autonomie
n'est donc pas élucidation sans résidu et élimination
totale du discours de l'Autre non su comme tel. Elle est instauration
d'un autre rapport entre le discours de l'Autre et le discours du
sujet... Il a la possibilité permanente et en permanence
actualisable de regarder, objectiver, mettre à distance,
détacher et finalement transformer le discours de l'Autre
en discours du sujet.. Un regard dans lequel il n'y a pas déjà
du regardé ne peut rien voir ; une pensée dans laquelle
il n'y a pas du déjà pensé ne peut rien penser..
Un contenu quelconque est toujours déjà présent
et... il est non pas résidu, scorie, encombrement ou matière
indifférente mais condition effîciente de l'activité
du sujet... Ce contenu... c'est l'union produite et productive de
soi et de l'autre... Ce n'est que par le monde que l'on peut penser
le monde... Sans ce contenu, on ne trouverait à la place
du sujet que son fantôme. Et dans ce contenu, il y a toujours
l'autre et les autres... La charnière de cette articulation
de soi et de l'autre, c'est le corps, cette structure "matérielle"
grosse d'un sens virtuel..." (IIS 143-145).
Ceci amène l'auteur à expliquer l'attitude de la
philosophie traditionnelle à l'égard du sujet. "C'est
parce qu'elle "oublie" cette structure concrète
du sujet que la philosophie traditionnelle... ravale au rang de
conditions de servitude aussi bien l'autre que la corporalité.
Et c'est parce qu'elle veut se fonder sur la liberté pure
d'un sujet fictif, qu'elle se condamne à retrouver l'aliénation
du sujet effectif comme problème insoluble" (IIS 145).
CC peut ainsi conclure sur la dimension individuelle de l'autonomie
: le "Je" de l'autonomie n'est pas Soi absolu, monade
qui nettoie et polit sa surface extéro-interne pour en éliminer
les impuretés apportées par le contact d'autrui ;
il est l'existence active et lucide qui réorganise constamment
les contenus en s'aidant de ces mêmes contenus... Il ne peut
donc s'agir, sous ce rapport non plus, d'élimination totale
du discours de l'autre - non seulement parce que c'est une tâche
interminable, mais parce que l'autre est chaque fois présent
dans l'activité qui "l'élimine". Et c'est
pourquoi il ne peut non plus exister de "vérité
propre" du sujet en un sens absolu. La vérité
propre du sujet est toujours participation à une vérité
qui le dépasse, qui s'enracine et l'enracine finalement dans
la société et dans l'histoire lors même que
le sujet réalise son autonomie" (IIS 146).
L'auteur aborde par la suite la dimension sociale de l'autonomie
corollaire inséparable de sa dimension individuelle.
Ainsi "l'autonomie telle que nous l'avons définie,
conduit directement au problème politique et social... On
ne peut vouloir l'autonomie sans la vouloir pour tous, et... sa
réalisation ne peut se concevoir pleinement que comme entreprise
collective... Si le problème de l'autonomie est que le sujet
rencontre en lui-même un sens qui n'est pas sien et qu'il
a à le transformer en l'utilisant ; si l'autonomie est ce
rapport dans lequel les autres sont toujours présents comme
altérité et comme ipséité du sujet -
alors l'autonomie n'est concevable, déjà philosophiquement,
que comme un problème et un rapport social... L’inter-subjectif
est, en quelque sorte, la matière dont est fait le social,
mais cette matière n'existe que comme partie et moment de
ce social qu’elle compose, mais qu'elle présuppose
aussi..." (IIS 147-148).
Afin d'achever ce développement consacré à
la pensée de la révolution il nous reste à
évoquer en conclusion le rejet par l'auteur de la mythologie
d'une société intégralement transparente ainsi
que sa dénonciation de la vulgate actuelle qui assimile révolution
et totalitarisme.
Conclusion.
1. - Révolution et société transparente.
CC s'attaque ici, notamment, au flou et au vague qui entourent
la conception de la société communiste notamment chez
Marx et Engels. Il affirme ainsi que "jamais une société
ne sera totalement transparente, d'abord parce que les individus
qui la composent ne seront jamais transparent à eux-mêmes,
puisqu'il ne peut être question d'éliminer l'inconscient.
Ensuite parce que le social... implique quelque chose qui ne peut
jamais être donné comme tel... Le social est une dimension
indéfinie, même si elle est enclose à chaque
instant... Pas plus que l'on ne peut éliminer ou résorber
l'inconscient, on ne peut éliminer ou résorber ce
fondement illimité et insondable sur quoi repose toute société
donnée. Il ne peut être question non plus d'une société
sans institutions, quel que soit le développement des individus,
le progrès de la technique, ou l'abondance économique...
Il y aura toujours distance entre la société instituante
et ce qui est, à chaque moment institué - et cette
distance n'est pas-un négatif ou un déficit, elle
est l'une des expressions de la créativité de l'histoire...
De même que l'individu ne peut saisir ou se donner quoi que
ce soit... en dehors du symbolique, une société ne
peut se donner quoi que ce soit en dehors de ce symbolique au second
degré que représentent les institutions. Et pas plus
que je peux appeler aliénation mon rapport au langage comme
tel, il n'y a pas de sens à appeler aliénation le
rapport de la société à l'institution comme
telle. L'aliénation apparaît dans ce rapport mais elle
n'est pas ce rapport, comme l'erreur et le délire ne sont
possibles que dans le langage mais ne sont pas le langage"
(IIS 156-157).
CC va dénoncer pour finir l'assimilation dominante actuelle
entre révolution et totalitarisme.
2.- Révolution et totalitarisme.
L'auteur prend en premier lieu le cas de la Russie. "Il y
a eu une révolution de février 1917, il n'y a pas
de "révolution d'octobre" : en octobre 1917, il
y a un putsch, un coup d'Etat militaire... Les auteurs du putsch
ne parviendront à leurs fins que contre la volonté
populaire dans son ensemble, dissolution de l'assemblée nationale
en 1918, et contre les organismes démocratiques nés
à partir de février, soviets et comités de
fabrique. Ce n'est pas la révolution qui, en Russie, produit
le totalitarisme, mais le coup d'Etat du parti bolchevique, ce qui
est tout à fait autre chose" (MM 162).
CC poursuit alors l'analyse des faits sur d'autres exemples : "Il
y a eu installation du totalitarisme en Allemagne en 1933, mais
pas de révolution (la "révolution national-socialiste"
est un pur slogan). Avec des spécifications tout à
fait différentes, la même chose est vraie pour la Chine,
en 1948-1949. D'un autre côté, sans l'intervention
effective ou la menace virtuelle des divisions russes, la révolution
hongroise de 1956, comme le mouvement de 1980-1981 en Pologne auraient
certainement abouti au renversement des régimes existants
; il est absurde de penser qu'ils auraient conduit au totalitarisme.
Et il faut préciser que "révolution" ne
veut pas dire du tout nécessairement barricades, violence,
sang, etc." (MM 162-163).
L'auteur insiste alors sur le caractère démocratique
de la révolution qui "ne signifîe pas seulement
tentative de ré-institution explicite de la société.
La révolution est cette réinstitution par l'activité
collective et autonome du peuple ou d'une grande partie de la société.
Or lorsque cette activité se déploie, dans les temps
modernes, elle a présenté toujours un caractère
démocratique. Et toutes les fois où un fort mouvement
social a voulu transformer radicalement mais pacifiquement la société,
il s'est heurté à la violence du pouvoir-établi.
Pourquoi oublie-t-on la Pologne de 1981 ou la Chine de 1989 ?"
(MM 163).
CC conclut ainsi : "Quant au totalitarisme, c'est un phénomène
infiniment lourd et complexe, auquel on comprend très peu
de chose par l'assertion : la révolution produit le totalitarisme
(dont on a vu qu'elle est empiriquement fausse par les deux bouts
: toutes les révolutions n'ont pas produit des totalitarismes,
et tous les totalitarismes n'ont pas été liés
à des révolutions). Mais si l'on pense aux germes
de l'idée totalitaire, impossible de négliger d'abord
le totalitarisme immanent à l'imaginaire capitaliste : expansion
illimitée de la "maîtrise rationnelle", et
organisation capitaliste de la production. dans l'usine : "one
best way", discipline mécaniquement obligé (les
usines Ford de Détroit en 1920 composent des micro sociétés
totalitaires) (Cf. B. l°a). Ensuite, la logique de l'Etat moderne
laquelle, si on la laisse atteindre sa limite, tend à la
régulation totale... Nous arrivons alors à une idée
tout à fait différente de la vulgate actuelle : si,
et dans la mesure où, les révolutionnaires sont pris
dans le fantasme d'une maîtrise rationnelle de l'histoire,
et de la société, dont à ce moment-là
ils se posent évidemment comme les sujets, alors, il y a
certainement là une origine possible d'une évolution
totalitaire. Car alors ils tendront à remplacer l'auto-activité
de la société par leur propre activité : celle
des conventionnels et des commissaires de la République,
celle plus tard, du parti. Encore faut-il que la société
se laisse faire" (MM 163-164).
Après avoir vu comment l'auteur concevait la révolution,
il nous reste à étudier avec lui comment il définit
la démocratie qu'il souhaiterait voir instaurer, afin de
conclure cette réflexion consacrée à la dimension
politique du projet d'autonomie individuelle et sociale.
2°) Penser la démocratie : le germe grec.
CC va d'abord préciser ce que nous apporte l'héritage
grec : "la Grèce est le locus social-historique où
ont été créées la démocratie
et la philosophie et où se trouvent par conséquent
nos origines... Le simple fait de juger et de choisir.. présuppose
non seulement que nous faisons partie de cette histoire particulière,
de cette tradition particulière où il est devenu pour
la première fois effectivement possible de juger et de choisir,
mais qu'avant tout jugement et choix de "contenus" nous
avons déjà... jugé assertivement et choisi
cette tradition et cette histoire... L'histoire même du monde
greco-occidental peut être interprêtée comme
l'histoire de la lutte entre l'autonomie et l'hétéronomie"
(DH 263-268).
L’auteur s'attache ensuite à examiner dans le détail
le modèle de la démocratie athénienne en évoquant
trois questions :
“ «qui» est le «sujet» de cette autonomie
?
Quelles sont les limites de son action ?
et quel est l'«objet» de l'auto-institution autonome
?" (DH 287).
a) Le «sujet» de l'autonomie.
Il s'agit de "la communauté des citoyens - le démos
- (qui) proclame qu'elle est absolument souveraine... (Elle se régit
par ses propres lois, possède sa juridiction indépendante
et se gouverne elle-même pour reprendre 1es termes de Thucydide).
Elle affirme également l'égalité politique
(Le partage égal de 1’activité et du pouvoir)
de tous les hommes libres" (DH 287).
Ici apparaît un premier problème car "l'auto-définition
du corps politique... contient - et contiendra toujours - un élément
d'arbitraire" (DH 287). Ainsi, pour CC "l'exclusion des
femmes des étrangers et des esclaves de la citoyenneté
est certes une limitation qui nous est inacceptable... Mais, si
nous nous laissons aller un instant au jeu stupide de "mérites
comparés", rappelons que l'esclavage a survécu
aux Etats-Unis jusqu'en 1865 et au Brésil jusqu'à
la fin du 19° siècle ; que, dans la plupart des pays
"démocratiques" le droit de vote n'a été
accordé aux femmes qu'au lendemain de la seconde guerre mondiale
; qu'à ce jour aucun pays ne reconnaît le droit de
vote aux étrangers et que dans la grande majorité
des cas la naturalisation des étrangers résidents
n'a rien d'automatique" (DH 287-288).
L’auteur va par ailleurs distinguer trois aspects principaux
dans cette analyse du «Sujet» de l'autonomie.
-> Il s'agit en premier lieu du “peuple par opposition
aux “représentants"...
Le corps souverain est la totalité des personnes concernées,
chaque fois qu'une délégation est inévitable,
les délégués ne sont pas simplement élus,
mais peuvent être révoqués à tout moment...
La grande philosophie politique classique ignorait la notion (mystificatrice)
de "représentation"... Aristote... définit
clairement l'élection comme un principe aristocratique...
Lorsque Rousseau explique que la démocratie est un régime
trop parfait pour les hommes, qu'il n'est adapté qu'à
un peuple de dieux, il entend par démocratie l'identité
du souverain et du prince - c'est à dire l'absence de magistrats...
Benjamin Constant n'a pas glorifié les élections ni
la "représentation" en tant que telle ; il a défendu
en elles des moindres maux, dans l'idée que la démocratie
était impossible dans les pays modernes en raison de leurs
dimensions et parce que les gens se désintéressaient
des affaires publiques. Quelle que soit la valeur de ces arguments,
ils sont fondés sur la reconnaissance explicite du fait que
la représentation est un principe étranger à
la démocratie... Dès qu'il y a des "représentants"
permanents, l'autorité, l'activité et l'initiative
politique sont enlevées au corps des citoyens pour être
remises au corps restreint des "représentants"
- qui en usent de manière à consolider leur position,
et à créer des conditions susceptibles d'infléchir,
de bien des façons, l'issue des prochaines "élections""
(DH 288-289).
-> En second lieu, on a affaire au “peuple par opposition
aux “experts”.
La conception grecque des experts est liée au principe de
la démocratie directe. Les décisions relatives à
la législation, mais aussi aux affaires politiques importantes
- aux questions de gouvernement - sont prises par l'ecclésia,
après l'audition de divers orateurs et, entre autres, le
cas échéant, de ceux qui prétendent posséder
un savoir spécifique concernant les affaires discutées...
L'expertise politique, ou la "sagesse" politique, appartient
à la communauté politique, car l'expertise, la techné,
au sens strict est toujours liée à une activité
technique spécifique et est naturellement reconnue dans son
domaine propre... Le bon juge du spécialiste n'est pas un
autre spécialiste, mais 1'utilisateur... Et naturellement
pour toutes les affaires publiques (communes), l'utilisateur et
donc le meilleur juge n'est autre que la polis... L'idée
dominante suivant laquelle les experts ne peuvent être jugés
que par d'autres experts est l'une des conditions de l'expansion
et de l'irresponsabilité croissante des appareils hiérarchico-bureaucratiques
modernes. L'idée dominante qu'il existe des "experts"'
en politique, c'est-à-dire des spécialistes de l'universel
et des techniciens de la totalité, tourne en dérision
l'idée même de démocratie : le pouvoir des hommes
politiques se justifie par "l'expertise" qu'ils seraient
seuls à posséder - et le peuple, par définition
inexpert, est périodiquement appelé à donner
son avis sur ces "experts". Compte tenu de la vacuité
de la notion d'une spécialisation ès universel, cette
idée recèle aussi les germes du divorce naissant entre
l'aptitude à se hisser au faîte du pouvoir et l'aptitude
à gouverner..." (DH 299-290).
-> Enfin, il est question de "la communauté par
opposition à “l’Etat” . La polis
grecque n'est pas un "Etat" au sens moderne…Politéia
désigne à la fois
l'institution/constitution politique et la manière dont
le peuple s'occupe des affaires communes... L’idée
d'un "Etat", c'est-à-dire d'une institution distincte
et séparée du corps des citoyens, eût été
incompréhensible pour un grec... La communauté politique
des athéniens, la polis, possède une existence propre...
Mais la distinction n'est pas faite entre un "Etat" et
une "population" ; elle oppose la "personne morale",
le corps constitué permanent des athéniens pérennes
et impersonnels, d'une part, et les athéniens vivant et respirant,
de l'autre... Il existe à Athènes un mécanisme
technico-administratif.. Mais celui-ci n'assure aucune fonction
politique. Il est significatif que cette administration soit composée
d'esclaves jusqu'à ses échelons les plus élevés...
Ces esclaves étaient supervisés par des citoyens magistrats
généralement tirés au sort .. La désignation
des magistrats par tirage au sort ou rotation assure la participation
d'un grand nombre de citoyens à des fonctions officielles...
Tous les magistrats sont responsables de leur gestion et sont tenus
de rendre des comptes... En un sens, l'unité et l'existence
même du corps politique sont "pré-politiques"...
La société "civile" est en soi un objet
d'action politique instituante... Ce à quoi nous assistons
ici c'est à la création d'un espace social proprement
politique, création qui s'appuie sur des éléments
sociaux (économiques) et géographiques sans pour autant
être déterminés par ceux-ci... L’articulation
du corps des citoyens, ainsi créée dans une perspective
politique, vient se surimposer aux articulations "pré-politiques"
sans les écraser. Cette articulation obéit à
des impératifs strictement politiques : l'égalité
dans le partage du pouvoir, d'une part, et l'unité du corps
politique (par opposition aux "intérêts particuliers"),
d'autre part... les intérêts doivent, autant que possible,
être tenus à distance au moment d'arrêter des
décisions politiques... Hannah Arendt... a vu, à juste
titre, que la politique est anéantie lorsqu'elle devient
un masque pour la défense et l'affirmation des intérêts.
Car alors, l'espace politique se trouve désespérément
fragmenté... La participation générale à
la politique implique la création pour la première
fois dans l'histoire, d'un espace public... Le "public"
cesse d'être une affaire "privée"... Les
décisions touchant les affaires communes doivent être
prises par la communauté. Mais l'essence de l'espace public
ne renvoie pas aux seules "décisions finales"...
Il renvoie également aux présupposés des décisions,
à tout ce qui mène à elles... Cela équivaut
à la création de la possibilité - et de la
réalité. - de la liberté de parole, de pensée,
d'examen et de questionnement sans limites... Seule l'éducation
(paidéia) des citoyens en tant que tels peut donner un véritable
et authentique contenu à "l'espace public,"...
La création d'un temps public... (est) l'émergence
d'une dimension où la collectivité puisse inspecter
son propre passé comme le résultat de ses propres
actions et où s'ouvre un avenir indéterminé
comme domaine de ses activités. Tel est bien le sens de la
création de l'historiographie en Grèce". (DH
291-295).
A présent, nous parvenons à la seconde question posée
par CC sur les limites de l'action du "sujet" de l'autonomie.
b) Les limites de l'action politique autonome.
Pour l'auteur "l'autonomie n'est possible que si la société
se reconnaît comme la source de ses normes... Dans une démocratie
le peuple peut faire n'importe quoi - et doit savoir qu'il ne doit
pas faire n'importe quoi. La démocratie est le régime
de l'auto-limitation, elle est donc aussi le régime du risque
historique... Le destin de la démocratie athénienne
en est une illustration... La question des limites de l'activité
auto-instituante d'une collectivité se déploie en
deux moments. Y a-t-il un critère intrinsèque de la
loi et pour la loi ? Peut-on garantir effectivement que ce critère,
qu'elle qu'en soit la définition, ne sera jamais transgressé
?
Au niveau le plus fondamental, la réponse à ces deux
questions est un non catégorique. Il n'est pas de norme de
la norme qui ne serait pas elle-même une création historique...
Personne ne peut protéger l'humanité contre la folie
ou le suicide. Les temps modernes ont... prétendu avoir découvert
la réponse à ces deux questions en les amalgamant
en une seule. Cette réponse serait la "constitution"
conçue comme une charte fondamentale incorporant les normes
des normes et définissant des clauses particulièrement
strictes en ce qui concerne sa révision... L’histoire
moderne, depuis maintenant deux siècles, a tourné
en dérision de toutes les manières imaginables cette
idée d'une "constitution"... Au niveau international
en dépit de la théorique des professeurs de "droit
international public", il n'y a pas en réalité
de droit, mais la "loi du plus fort”... Et la "loi
du plus fort" vaut également pour la mise en place d'un
nouvel “ordre légal" dans un pays... Face à
un mouvement historique qui dispose de la force... les dispositions
juridiques ne sont d'aucun effet..; Dans la pratique et la pensée
grecque, la distinction entre la "constitution" et la
"loi" n'existe pas... La question de l'auto-limitation
a été abordée de manière différente
(et, je crois plus profonde). Je ne m'arrêterai que sur deux
institutions en rapport avec ce problème" (DH 298)
->”L’accusation d'illégalité”
"La première est une procédure apparemment étrange
mais fascinante connue sous le nom de "graphè paranomôn"
("accusation d'illégalité")... Ainsi le
démos en appelait-il au démos contre lui-même
: on en appelait contre une décision prise par le corps des
citoyens dans sa totalité (ou sa partie présente lors
de l'adoption de la proposition) et devant un large échantillon,
sélectionné au hasard, du même corps siégeant
une fois les passions apaisées, pesant de nouveau les arguments
contradictoires et jugeant la question avec un relatif détachement.
Le peuple étant la source de la loi, le “contrôle
de la constitutionnalité" ne pouvait être confié
à des "professionnels"... mais au peuple lui-même
agissant sous des modalités différentes. Le peuple
dit la loi ; le peuple peut se tromper ; le peuple peut se corriger...
" (DH 299)
-> La tragédie
"Une autre institution d'auto-limitation est la tragédie...
La tragédie montre non seulement que nous ne sommes pas maîtres
des conséquences de nos actes, mais que nous ne maîtrisons
pas même leur signification... Au point de vue de la dimension
politique de la tragédie, la pièce la plus profonde
est peut-être Antigone... La catastrophe se produit parce
que Créon comme Antigone se crispent sur leurs raisons, sans
écouter les raisons de l'autre... La décision de Créon
est une décision politique, prise sur des bases très
solides. Mais les bases politiques les plus solides peuvent se révéler
vacillantes si elles ne sont que "politiques"... C'est
précisément en raison du caractère total du
domaine politique... qu'une décision politique correcte doit
prendre en compte tous les facteurs, au delà des facteurs
strictement "politiques"... Rien ne peut à priori
garantir la justesse d'un acte - pas même la raison... C'est
de la folie que de prétendre à tout prix "être
sage tout seul"... Antigone.. révèle le caractère
peu concluant des raisonnements sur lesquels nous fondons nos décisions"
(DH 299-302).
Nous allons terminer cette étude en évoquant la troisième
et dernière interrogation formulés par CC concernant
l'objet de l'auto-institution autonome.
c) L'objet de l'auto-institution autonome.
Pour l'auteur "la conception substantive de la démocratie
en Grèce. a été explicitement formulées..
dans .. "l'oraison funèbre de Périclès"
(Thucydide, Il, 35-46) (où celui-ci)... montre implicitement
la futilité des faux dilemmes qui empoisonnent la philosophie
politique moderne... "l'individu" contre la "société",
ou la "société civile" contre "I'Etat".
L’objet de l'institution de la polis est, à ses yeux,
la création d'un être humain, le citoyen athénien,
qui existe et qui vit dans et par l'unité de ces trois éléments
:
l'amour et la "pratique" de la beauté, l'amour
et la "pratique" de la sagesse, le souci et la responsabilité
du bien public, de la collectivité, de la polis" (DH
304)
On peut ainsi conclure cette analyse de l'apport grec en ces termes
de CC "Quand je dis que les grecs sont pour nous un germe,
je veux dire
en premier lieu, qu'ils n'ont jamais cessé de réfléchir
à cette question : qu'est-ce que l'institution de la société
doit réaliser ?
et en second lieu que, dans le cas paradigmatique, Athènes,
ils ont apporté cette réponse : la création
d'êtres humains vivant avec la beauté, vivant avec
la sagesse et aimant le bien commun" (DH 306)
Avant d'aborder la dimension économique du projet d'autonomie,
il peut être utile d'examiner en conclusion la distinction
que fait CC entre les trois sphères régissant les
rapports des individus et de la collectivité.
Conclusion : Oikos, agora, et ecclesia ; une typologie des régimes
politiques.
"Nous pouvons distinguer abstraitement trois sphères
où se jouent les rapports des individus et de la collectivité
entre eux et avec leur institution politique :
la sphère privée : oikos,
la sphère publique/privée : agora,
la sphère publique/publique que dans le cas d'une société
démocratique j'appellerai pour la brièveté
: ecclesia...
Le plein déploiement des trois sphères et leur distinction/articulation
dans un sens démocratique a lieu pour la première
fois en Grèce. C'est là qu'en même temps qu'est
posée l'indépendance de l'oikos est créée
une agora (sphère publique/privée) et que la sphère
publique/publique devient vraiment publique... Le totalitarisme
est concrétisé par la tentative d'unifier de force
ces trois sphères et par le devenir privé intégral
de la sphère publique/publique... Les oligarchies libérales
contemporaines, les supposées "démocraties"
- prétendent limiter au maximum ou réduire au minimum
inévitable la sphère publique/publique. Prétention
clairement mensongère. Les plus "libéraux"
des régimes contemporains (Etats-Unis, Angleterre ou Suisse)
sont des sociétés profondément étatistes.
La rhétorique de Thatcher et de Reagan n'y a rien changé
d'important (le changement de propriété formelle de
quelques grandes entreprises n'altère pas essentiellement
leur rapport à l'Etat) La structure bureaucratique de la
grande firme reste intacte... On appelle sans pudeur "démocratique"
des sociétés où non seulement les citoyens,
mais même les avocats ne connaissent pas la loi et ne peuvent
pas la connaître... Mais il y a plus important. Les oligarchies
libérales contemporaines partagent avec les régimes
totalitaires, le despotisme asiatique et les monarchies absolues
ce trait décisif : la sphère publique/publique est
en fait, pour sa plus grande part, privée. Elle ne l'est
certes pas juridiquement... Mais dans les faits l'essentiel des
affaires publiques est toujours affaire privée des divers
groupes et clans qui se partagent le pouvoir effectif, les décisions
sont prises derrière le rideau, le peu qui en est porté
sur la scène publique est maquillé, précontraint
et tardif, jusqu'à l'irrelevance.
La première condition d'existence d'une société
autonome, d'une société démocratique, est que
la sphère publique/publique devienne effectivement publique,
devienne une ecclesia et non pas objet d'appropriation privée
par des groupes particuliers" (AAS 501-502)
Il est temps de commencer l'étude de la dimension économique
du projet d'autonomie.
B. - La dimension économique du projet d'autonomie.
Introduction.
Il est clair que "si la société est, en réalité,
profondément divisée en fonction
"d'intérêts" contradictoires... l'insistance
sur l'autonomie du politique devient gratuite. La réponse
ne consiste pas alors à faire abstraction du "social",
mais à le changer, de telle sorte que le conflit des intérêts
"sociaux" (c'est à dire économiques) cesse
d'être le facteur dominant de la formation des attitudes politiques.
A défaut... il en résultera la situation qui est aujourd'hui
celle des sociétés occidentales : la décomposition
du corps politique, et sa fragmentation en groupes de pression,
en lobbies. Dans ce cas, comme la somme algébrique"
d'intérêts contradictoires est très souvent
égale à zéro, il s'ensuivra un état
d'impuissance politique et de dérive sans objet, comme celui
que nous observons à l'heure actuelle" (DH 292-294).
On voit donc avec l'auteur que dimension politique et dimension
économique du projet d'autonomie individuelle et collective
sont indissociables. CC tient en premier lieu à dénoncer
la fallace du lien "organique" qui existerait, selon les
adeptes de la vulgate libérale actuelle entre "démocratie"
(en fait oligarchie libérale) et capitalisme. Selon lui "leur
concomitance historique est amplement contingente... Dans ces sociétés
les institutions comportent une forte composante démocratique
; mais celle-ci n'a pas été engendrée par la
nature humaine ni octroyée par le capitalisme ni entraînée
nécessairement par le développement de celui-ci. Elle
est là comme... sédimentation de luttes et d'une histoire
qui ont duré plusieurs siècles" (DH 108).
En outre, "au plan économique, sans les luttes sociales,
le capitalisme se serait effondré des dizaines de fois depuis
deux siècles" (“Esprit" Déc. 1990).
Nous voyons par ailleurs ici, avec l'auteur la contradiction interne
du capitalisme tel que nous l'avions brièvement évoqué
en examinant sa critique du marxisme (cf. Il. A. l') a) ) : "Le
capitalisme ne peut fonctionner qu'en mettant constamment à
contribution l'activité proprement humaine de ses assujettis
qu’il essaie en même temps de réduire et de déshumaniser
le plus possible" (IIS 23).
Afin de conclure cette brève introduction sur la dimension
économique du projet, il convient de préciser que,
pour CC, analyse critique du capitalisme et visée du socialisme
sont étroitement mêlées : "Il n'y a pas
de critique, il n'y a même pas d'analyse de la crise du capitalisme
possible en dehors d'une perspective socialiste... Inversement,
cette notion du socialisme ne peut pas être seulement l'envers
positif de cette critique ; le cercle risquerait alors d'être
parfaitement utopique. Le contenu positif du socialisme ne peut
être dérivé que de l'histoire réelle..."
(PO 12-13)
Enfin, il peut sembler judicieux, avant d'entamer directement l'analyse
castoriadisienne" du capitalisme de savoir ce que celui-ci
entend par "socialisme" . ce n'est rien d'autre que l'organisation
consciente par les hommes eux-mêmes de leur vie dans tous
les domaines ; il signifie donc la gestion de la production par
les producteurs, à l'échelle de l'entreprise aussi
bien qu'à celle de l'économie..." (PO 9).
Nous étudierons dans une première approche l'analyse
critique du capitalisme à l'intérieur du processus
productif lui-même puis dans une seconde approche la remise
en question des "significations imaginaires sociales"
du système.
1°) La critique de l'organisation capitaliste de la production.
A l'intérieur de ce premier développement nous évoquerons
en premier lieu l'analyse critique de l'organisation capitaliste
de l'entreprise puis en second lieu la réfutation par CC
de la hiérarchie des salaires et des revenus inhérente
à celle-ci.
a) La critique de l'organisation capitaliste de l'entreprise.
Introduction.
Tout d'abord, CC constate que "pour la vue traditionnelle,
largement répandu encore aujourd'hui, les contradictions
et l'irrationalité du capitalisme existent et se manifestent
activement au niveau de l'économie globale, mais n'affectent
pas l'entreprise capitaliste autrement que par ricochet. Si l'on
fait abstraction des servitudes que lui impose son intégration
à un marché irrationnel et anarchique, l'entreprise
est le lieu où l'efficacité et la rationalisation
capitaliste règnent sans partage. Sous peine de mort, le
capitalisme est obligé par la concurrence de poursuivre le
résultat maximum avec le minimum de moyens ; et n'est-ce
pas là le but même de l'économie, la définition
de sa rationalité ? Pour y parvenir, il met à un degré
toujours croissant "la science au service de la production"
et il rationalise le processus du travail par l'intermédiaire
de ces incarnations de la raison opérante que sont ingénieurs
et techniciens" (PO 15). De même "pour Marx lui-même,
la chose n'est pas au fond différente. Certainement, ...
pour lui... cette rationalisation contient une contradiction profonde.
Elle se fait par l'asservissement du travail vivant au travail mort,
elle signifie que les produits de l'activité de l'homme dominent
l'homme, elle entraîne donc une oppression, une mutilation
sans cesse croissante. Mais c'est là une contradiction si
l'on peut dire "philosophique" abstraite et, ceci en deux
sens.
Tout d'abord, elle affecte le sort de l'homme dans la production,
mais non la production elle-même. La mutilation permanente
du producteur, sa transformation en "fragment d'homme"
n'entrave pas la rationalisation capitaliste. Elle n'en est que
l'envers subjectif.. nécessairement donc, l'homme devient
moyen de cette fin qu'est la production.
Il en résulte que cette contradiction reste "philosophique"
et abstraite, aussi, en un deuxième sens : sommairement parlant,
parce qu'on n'y peut rien, Cette situation est le résultat
inexorable d'une phase du développement technique et même
finalement de la nature même de l'économie, "règne
de la nécessité". C'est l'aliénation au
sens hégélien l'homme doit se perdre d'abord pour
pouvoir se retrouver..." (PO 16-17).
CC va s'opposer nettement à cette conception partagée
en commun par libéraux et marxistes : "La rationalisation
capitaliste des rapports de production n'est rationalisation qu'en
apparence. Cette énorme pyramide de moyens devrait prendre
son sens de sa fin ultime ; or celle-ci, l'augmentation de la production
voulue pour elle-même, devenue but en soi et détachée
de tout le reste, est absolument irrationnelle. La production est
un moyen de 1'homme pas l'homme un moyen de production... Faire
de l'homme entièrement un moyen de production, signifie transformer
le sujet en objet, signifie le traiter en chose dans le domaine
de la production. De là découle une deuxième
irrationalité, une autre contradiction concrète, dans
la mesure où cette transformation des hommes en choses, cette
réification, est en conflit avec le développement
même de la production qui est par ailleurs l'essence du capitalisme
et ne peut avoir lieu sans un développement des hommes...
Il n'y a pas de crise du capitalisme résultant du fonctionnement
de "lois objectives" ou de contradictions dialectiques.
Il n'y en a une que dans la mesure où il y a révolte
des hommes contre les règles établies. Cette révolte,
inversement commence comme révolte contre les conditions
concrètes de la production" (PO 17-18.)
CC va ainsi analyser la première source de conflit entre
le capital et l'ouvrier dans l'heure de travail.
-> L'heure de travail et la contradiction du capitalisme.
L'auteur étudie la chose en ces termes : "Autrefois,
le mode et le rythme du travail étaient fixés de façon
presque immuable par les conditions naturelles et les techniques
héritées, l'habitude et la coutume. Aujourd'hui, conditions
naturelles et techniques sont constamment bouleversées, afin
d'accélérer la production. Mais pour l'ouvrier le
travail a perdu tout intérêt autre que celui du gagne
pain. Il résiste donc inéluctablement à cette
accélération. Le contenu d'une heure de travail, le
travail effectif que doit fournir l'ouvrier pendant une heure, devient
ainsi l'objet d'un conflit permanent... Seul le rapport de forces
entre ouvriers et capital peut décider du rythme de travail
dans les conditions données" (PO 19-20).
Toutefois "aussi bien pour surmonter ce conflit que pour pouvoir
planifier la production de l'entreprise, le capitalisme est obligé
de chercher une base “objective”, “rationnelle”
permettant de définir des normes de production... Le taylorisme
et toutes les méthodes “d’organisation scientifique
du travail" qui en découlent directement ou indirectement
prétendent précisément fournir cette base "objective".
Postulant qu'il n'y a qu'une seule bonne méthode (the one
best way) pour chaque opération, ils visent à établir
cette "seule bonne méthode" et à faire le
critère du rendement que doit fournir l'ouvrier. Cette "seule
bonne méthode" on la découvrirait en décomposant
chaque opération en une succession de mouvements dont on
mesurerait la durée et en choisissant pami les divers types
de mouvements réalisés par divers ouvriers, les plus
"économiques". L'addition de ces "temps élémentaires"
définirait la durée normale de l'opération
totale. Pour chaque type d'opération, on pourrait alors dire
le travail effectif que contient une heure de montre et surmonter
le conflit sur le rendement" (PO 20-22).
CC va alors critiquer le taylorisme.
->La critique du taylorisme
Il part d'abord d'un constat d'échec. "La faillite
de la rationalisation "scientifique" oblige constamment
le capitalisme à revenir à l'empirisme de la coercition
pure et simple, et par là même à aggraver le
conflit inhérent à son mode de production..."
(PO 22-23).
* L’auteur effectue en premier lieu une critique théorique
du taylorisme. "Il y a d'abord un écart insurmontable
entre les postulats de la conception théorique et les caractéristiques
essentielles de la situation réelle à laquelle cette
conception veut s'imposer. La "seule bonne méthode"
n'a pas de rapport avec la réalité concrète
de la production... Mais il y a surtout les vices immanents à
la conception théorique elle-même. Le travail est,
du point de vue physiologique, un effort multiplié par une
durée. La durée est mesurable ; l'effort ne l'est
pas... Mais le travail n'est pas qu'une fonction physiologique ;
il est une activité totale de la personne qui l’accomplit.
L’idée qu'il y a “une seule bonne méthode"
pour chaque opération ignore le fait fondamental que chaque
individu au travail peut avoir et a sa manière de s'adapter
à la tâche et de l'adapter à soi-même...
L’ouvrier tend à résoudre les problèmes
que lui pose son travail d'une façon qui correspond à
sa manière d'être en général... Un geste
apparemment "plus rationnel" et "plus économique"
peut être pour tel ouvrier beaucoup plus pénible que
la manière de faire qu'il s'est inventée lui-même
et qui, de ce fait, exprime son adaptation organique à ce
corps à corps avec la machine et la matière qui constitue
le procès de travail... L'addition pure et simple des temps
minimums de différents ouvriers est une absurdité
flagrante, mais l'application d'un "jugement d'allure"
uniforme à toutes les phases successives d'une opération
menée par le même ouvrier l'est tout autant... Un être
humain ne peut pas passer les deux tiers de sa vie éveillée
à accomplir des gestes qui lui sont extérieurs...
Ce plaquage sur l'ouvrier de gestes "rationnels" n'est
pas simplement inhumain ; il est impossible dans les faits, il ne
peut jamais se réaliser totalement. D'ailleurs... l'expérience
montre que le même ouvrier utilise alternativement plusieurs
manières de réaliser la même tâche, ne
serait-ce que pour interrompre la monotonie du travail" (PO
23-25).
*CC s'attache ensuite à montrer l'insuffîsance et
l’ambiguîté des critiques théoriques du
taylorisme par les sociologues industriels tels Alain Touraine.
Ceux-ci pensent qu’il est absurde de considérer "que
l'ouvrier dans l'usine capitaliste doit être transformé
intégralement en appendice de la machine" (PO 26)
Mais, rétorque l’auteur, “la vérité
c’est que la réalité de la production moderne,
dans laquelle vivent des centaines de millions d'individus dans
les entreprises du monde entier, - cette réalité est
précisément cette "absurdité" même.
Taylor, de ce point de vue, n'a rien inventé ; il n'a fait
que systématiser et mener à ses conséquences
logiques ce qui a été de tout temps la logique de
l'organisation capitaliste, c'est-à-dire la logique capitaliste
de l'organisation. L’étonnant n'est pas que des idées
"mécanistes" et absurdes aient pu germer dans la
tête des idéologues ou des organisateurs de l'industrie.
Ces idées ne font qu'exprimer la réalité propre
du capitalisme. L'étonnant est que le capitalisme a presque
réussi à transformer l'homme dans la production moderne
en appendice de la machine... Cette entreprise n'échoue que
dans la mesure exacte où les hommes, dans la production,
refusent d'être traités comme des machines" (PO
27-28).
* CC s'attache enfin à montrer “la critique pratique
des ouvriers" contre le
taylorisme. Ainsi "la racine de l'échec des méthodes
"d'organisation scientifique du travail" (OST) est la
résistance acharnée que leur ont opposée dès
le départ les ouvriers.
Et, bien entendu, la première manifestation de cette résistance,
c'est la lutte permanente qui oppose les ouvriers aux chronométreurs...
Le premier résultat de cette résistance est évidemment
que tout semblant de justification "objective" des temps
élémentaires est détruit... Comme les normes
ne peuvent être consacrées ni même établies
sans une certaine acceptation des ouvriers, et comme celle-ci fait
défaut, la première riposte des exploiteurs est de
les établir avec la collaboration d'une minorité qu'ils
corrompent. C'est la signification ultime du stakhanovisme : établir
des normes monstrueusement exagérées à partir
du rendement de certains individus auxquels on fait une situation
privilégiée, et que l'on place dans des conditions
sans rapport avec les conditions courantes de la production réelle...
Le problème se pose à nouveau, car les normes établies
à partir du rendement de quelques "crevards" ou
de quelques stakhanovistes ne peuvent pas être étendues
au reste des ouvriers. L'abandon final du stakhanovisme par la bureaucratie
russe est l'aveu éclatant de la faillite de cette méthode.
En fait, la vraie riposte de la direction... est qu'elle saborde
elle-même tout l'outillage "rationalisateur" de
l'OST et revienne à l'imposition arbitraire de normes, sanctionnée
par la coercition... La base objective des normes est essentiellement
la fraude, le marchandage et la contrainte. Les ouvriers qui considèrent
les chronos comme des policiers ne se référent pas
seulement au contenu, mais tout autant aux méthodes de leur
"travail"... On peut définitivement considérer
que toute discussion sur la "rationalisation" du rendement
et des normes n'est que bavardage mystificateur. Les normes n'expriment
en fait.. qu'un diktat de la direction... Diktat dont l'application
dépendra de la capacité de résistance des ouvriers...
La norme une fois imposée, les problèmes sont loin
d'être résolus. La direction s'est assurée de
la quantité du rendement des ouvriers, mais non de sa qualité.
Sauf pour les travaux les plus simples, c'est là une question
décisive. L’ouvrier, pressé par des normes difficiles
à tenir, aura tendance naturellement à se rattraper
sur la qualité de son travail. Le contrôle de la qualité
des pièces fabriquées devient une source de nouveaux
conflits" (PO 28-35).
Après cette critique du taylorisme, CC se met à analyser
les contradictions entre "la réalité collective
de la production et l'organisation individualisée de l'entreprise"
(PO 36).
->Réalité collective de la production et organisation
individualisée de l'entreprise
Ainsi "la contradiction du capitalisme apparaît au départ,
sous une forme abstraite, dans l'élément moléculaire
de la production : l'heure de travail individuel... Mais l'ouvrier
individuel, dans la production moderne, est une abstraction. La
production capitaliste est, à un degré inconnu dans
les autres formes historiques de production, une production collective...
Or, cette réalité collective de la production moderne,
le capitalisme à la fois la développe à l'extrême
et il la nie dans son organisation avec acharnement. En même
temps qu'il absorbe les individus dans des entreprises de taille
toujours croissantes, les affectant à des travaux dont l'interdépendance
devient chaque jour plus étroite, le capitalisme prétend
n'avoir affaire et ne veut avoir affaire qu'à l'ouvrier individuel...
Il s'agit d'une contradiction réelle. Le capitalisme essaie
perpétuellement de retransformer les producteurs en une poussière
d'individus sans aucun lien organique entre eux, poussière
que la direction agglomère aux endroits convenables du Moloch
mécanique, suivant la "logique" de celui-ci...
Et chaque fois, ces tentatives se brisent devant le processus perpétuellement
renouvelé de socialisation des individus - processus sur
lequel le capitalisme lui-même est obligé constamment
de s'appuyer" (PO 36-39).
CC va distinguer en premier lieu dans cette socialisation ce qu'il
nomme les “groupes élémentaires".
* Les groupes élémentaires.
"Ces groupes élémentaires constituent les unités
sociales fondamentales de l'entreprise. Le capitalisme agglomère
les individus au sein d'une équipe ou d'un atelier, en prétendant
les maintenir isolés les uns des autres et les relier uniquement
par ses règlements de production. En fait, dès que
les ouvriers sont réunis à propos d'un travail, des
rapports sociaux s'établissent entre eux, une attitude collective
face au travail, aux surveillants, à la direction, aux autres
groupes d'ouvriers se développe... Les groupes élémentaires
d'ouvriers comprennent un nombre variable, mais généralement
petit, de personnes. Ils sont fondés sur le contact direct
permanent de leurs membres et l'inter-dépendance de leurs
travaux" (PO 39-40).
L’auteur critique alors la contribution de la sociologie
industrielle à l'étude de ces groupes élémentaires
(cf. Charles H. Cooley, Elton Mayo).
Il expose d'abord leur vision des choses : "La perspective
dans laquelle sont vus les groupes élémentaires par
les sociologues industriels est la plupart du temps une perspective
"psychologiste". I-es ouvriers, comme tous les êtres
humains, tendent à se socialiser, à entrer en rapport
réciproques, à former des "bandes". Leur
motivation au travail est constituée à partir de cette
appartenance à une "bande" et non à partir
de considérations économiques... Le vice fondamental
de l'organisation capitaliste de la production est qu'elle ignore
ces phénomènes. La direction a tort, de son propre
point de vue, de muter arbitrairement les ouvriers... Cette négligence
regrettable doit être attribuée aux conceptions théoriques
énoncées - celles que Mayo résume sous le nom
de "Rabble Hypothésis" (postulat de la horde) et
que nous préférons désigner par le terme de
postulat moléculaire... La critique de cette conception devra
amener les dirigeants de la production à changer d'attitude
vis-à-vis des relations humaines dans l'entreprise..."
(PO 42).
CC critique ensuite cette analyse ainsi : "Le caractère
à la fois paternaliste et idéaliste de ces solutions,
leur contenu foncièrement utopique, leur laborieuse naïveté
sont évidents. Les rapports entre la direction et les ouvriers
dans l'entreprise capitaliste ne sont pas déterminés
par les conceptions théoriques de la direction. Ces conceptions
ne font qu'exprimer abstraitement les nécessités inéluctables
devant lesquelles est placée la direction en tant que direction
extérieure et direction de l'exploitation. Le postulat moléculaire"
est un postulat nécessaire du capitalisme et ne disparaîtra
qu’avec lui. Du point de vue pratique, dans l'anarchie qui
caractérise aussi bien l'entreprise capitaliste que ses rapports
avec le marché, la direction a bien d'autres chats à
fouetter que de s'occuper des inclinations personnelles réciproques
de ses employés. Tout au plus un nouveau service bureaucratique
chargé des "relations humaines" peut être
créé au sein de l'appareil de direction. S'il prend
son rôle honnêtement et sérieusement, ce service
sera en conflit permanent avec les exigences des dirigeants "productifs"
et de ce fait réduit à un rôle décoratif
; autrement, il mettra ses techniques "sociologiques"
et "psychologiques" à la disposition du système
coercitif de l'usine. Mais l'essentiel est ailleurs. L'association
spontanée des ouvriers en groupes élémentaires
n'exprime pas la tendance des individus à former des regroupements
en général. Elle est à la fois un regroupement
de production et un regroupement de lutte... Inviter la direction
à reconnaître les groupes élémentaires
signifie l'inviter à se suicider. Car ces groupes se constituent
d'emblée contre la direction non seulement parce qu'ils luttent
pour faire prévaloir des intérêts en opposition
irrémédiables avec les siens, mais parce que le fondement
même de leur existence, leur objectif premier est la gestion
de leur propre activité" (PO 42-44).
Cette analyse amène l'auteur à généraliser
son propos à l'ensemble de l'entreprise en montrant l'opposition
entre organisation formelle et informelle.
-> Organisation informelle et formelle de l'entreprise.
Pour CC "l'entreprise a une double structure et mène,
pour ainsi dire, une double vie. Il y a d'une part son organisation
formelle, celle qui est représentée sur les organigrammes
et dont les sommets dirigeants suivent les lignes pour répartir
et définir le travail de chacun, s'informer, transmettre
des ordres ou imputer des responsabilités. A cette organisation
formelle, s'oppose dans la réalité, l'organisation
informelle, effectuée et portée par les individus
et les groupes à tous les étages de la pyramide hiérarchique...
Corrélativement il y a d'ailleurs ce qu'on pourrait appeler
le processus de production formel et le processus de production
réel. Ce premier comprend ce qui devrait se passer dans l'entreprise
d'après les plans, schémas, règlements... établis
par la direction. Le second est celui qui se déroule effectivement
et qui a souvent peu de rapport avec le premier.. Cette opposition
n'est pas l'opposition de la "théorie" et de la
"pratique", des "beaux schémas sur le papier"
et de la "réalité". Elle a un contenu social
et un contenu de lutte... L’organisation formelle n'est donc
pas une façade ; dans sa réalité, elle coïncide
avec la couche dirigeante. L’organisation informelle n'est
pas une excroissance apparaissant dans les vides de l'organisation
formelle ; elle tend à représenter un autre mode de
fonctionnement de l'entreprise, centré sur la situation réelle
des exécutants. Le sens la dynamique, la perspective des
deux organisations sont entièrement opposées - et
opposées sur un terrain social, qui coïncide finalement
avec celui de la lutte entre dirigeants et exécutants"
(PO 45-48)
A cette contradiction réelle entre organisation formelle
et informelle de l'entreprise capitaliste vont s'ajouter ce que
CC dénomme "les contradictions propres de l'appareil
bureaucratiques de direction" (PO 50).
-> Les contradictions de l'appareil de direction.
L’auteur positionne ainsi le problème : "L’organisation
capitaliste de la production pour parvenir à ses fins, est
obligée de poursuivre à l'infini le morcellement des
tâches productives et l'atomisation des producteurs. Ce processus
se solde quant au résultat visé - se soumettre entièrement
les hommes - par un demi-échec, et conduit à un gaspillage
énorme. Mais il fait en même temps surgir avec une
acuité extrême un deuxième problème :
le problème de la recomposition en un tout des opérations
productives... Or cette réintégration ne peut se faire
dans l'usine capitaliste, que par la même instance et suivant
les mêmes méthodes que la décomposition qui
l'a "précédée" : par un appareil
de direction séparé des producteurs, visant à
les soumettre aux exigences du capital et les traitant à
cette fin comme des choses, comme des fragments de l'univers mécanique
comparable aux autres... Par conséquent, l'appareil de direction
essayera de résoudre le problème de la réintégration
des travaux lui-même donc en niant dans le fond le caractère
collectif de la production qu'il est obligé d'admettre dans
la forme. La collectivité des ouvriers n'est pas pour l'appareil
de direction une collectivité mais une collection..; C'est
une somme de parties que quelqu'un d'extérieur peut décomposer
et recomposer à volonté, comme un jeu de cubes, et
qui ne peut changer que pour autant qu'on y introduit autre chose...
L’appareil de direction est ainsi obligé de prendre
tout sur lui-même... L'exécution doit devenir exécution
pure, et symétriquement la direction doit devenir direction
absolue et parfaite. Certes une telle situation ne peut jamais se
réaliser ; pourtant, l'activité "organisatrice"
de l'appareil de direction est dominée par la poursuite nécessaire
de cette chimère, qui le place devant des contradictions
insolubles... Par conséquent, aux yeux de la direction, ou
bien l'ouvrier n'existe pas, ou bien il existe comme un système
de nerfs et de muscles capable d'effectuer une quantité de
gestes - gestes qu'on peut augmenter proportionnellement à
l'argent qu'on lui promet... Dans le regard même du dirigeant
est incorporée, par construction, la négation de la
réalité propre de l'objet qu'il prétend voir.
Et il ne peut pas en être autrement. Car la reconnaissance
de cette réalité propre impliquerait inversement que
le dirigeant se nie lui-même comme dirigeant.. Mais des contradictions
tout aussi insolubles déchirent l'appareil de direction pour
ainsi dire indépendamment de sa lutte permanente contre les
exécutants... Prenant sur lui un nombre constamment accru
de tâches, l'appareil de direction ne peut exister que comme
un organisme collectif énorme... Cet organisme collectif
subit lui-même le processus de la division du travail en son
sein sous une double forme.
D'un côté, l'appareil de direction se subdivise en
"branches spécialisées" - les différents
"services " des bureaux de l'entreprise.
D'un autre côté, au sein de cet appareil pris globalement
et de chacun de ces services", la division entre dirigeants
et exécutants est inéluctablement instaurée
à nouveau... Pour mater la lutte des ouvriers la direction
aboutit ainsi à introduire la lutte de classe en son propre
sein" (PO 50-65).
Afin de conclure cette analyse des contradictions de l'entreprise
capitaliste, CC étudie les conflits déchirant le prolétariat
lui-même.
->Les conflits à l'intérieur de la masse des exécutants.
Ainsi "l'organisation capitaliste de la production est profondément
contradictoire. La direction capitaliste prétend n'avoir
à faire qu'à l'ouvrier individuel tandis qu'en fait
la production est portée par la collectivité des ouvriers.
Elle prétend réduire l'ouvrier à des tâches
limitées et déterminées, mais elle est en même
temps obligée de s'appuyer sur les capacités universelles
que celui-ci développe à la fois en fonction et à
l'encontre de la situation qui lui est faite.. Les conflits qui
résultent de cette situation aboutissent à une véritable
anarchie de la production dans chaque entreprise. Mais ils créent
en même temps une situation et une attitude contradictoires
chez les ouvriers eux-mêmes. Les conditions dans lesquelles
ils sont placés les poussent à s'organiser de la façon
la plus efficace pour la production... L’organisation capitaliste
les y oblige, car lorsque quelque chose ne marche pas, ce sont les
ouvriers qui payent... Mais d'autre part, l'organisation et la créativité
des ouvriers sont combattues, dès qu'elles se manifestent,
par l'appareil de direction... Les améliorations de l'organisation
et des méthodes de production profitent essentiellement au
capital, qui souvent d'ailleurs s'en empare et les tourne contre
les ouvriers. Les ouvriers le savent et par conséquent freinent
eux-mêmes, consciemment aussi bien qu'inconsciemment leur
participation à la production... Cette attitude contradictoire
des ouvriers signifie que le conflit insurmontable qui déchire
la société capitaliste est transposée au coeur
du prolétariat lui-même, aussi bien dans le comportement
de l'ouvrier individuel que dans l'attitude de la classe ouvrière"
(PO 7 1 ¬73).
On peut terminer cette analyse en rappelant que pour CC "la
lutte du prolétariat n'est pas et ne peut pas être
simplement une lutte "contre" l'exploitation; elle tend
nécessairement à être une lutte pour une nouvelle
organisation des rapports de production ; ce ne sont là que
deux aspects de la même chose, car la racine de l'exploitation
c'est l'organisation actuelle des rapports de production" (PO
74).
Il est temps à présent d'aborder la seconde partie
de cette étude consacrée à l'organisation capitaliste
de la production en évoquant la critique de la hiérarchie
des salaires et des revenus corollaire indissociable d'un projet
d'autogestion effective de la production.
b) La critique de la hiérarchie des salaires et des revenus.
CC tient à préciser, en premier lieu, le lien existant
entre remise en cause de la hiérarchie et projet d'autogestion
en s'interrogeant ainsi : "Quelle signification pourrait-on
en effet accorder au terme d'autogestion de l'entreprise, s'il continuait
d'y exister la pyramide actuelle des postes de commandement, par
laquelle une minorité de dirigeants, de différents
grades, gère le travail de la majorité des producteurs...
? ... De même à une échelle plus vaste, comme
la marche de l'entreprise dépend de mille façons de
la marche de l'ensemble de l'économie et de la société,
on ne voit pas comment l'autogestion de l'entreprise pourrait acquérir
un contenu véritable sans que les organes collectifs des
producteurs et de la population assurent les fonctions de coordination
et d'orientation générale qui sont à présent
entre les mains des différents pouvoirs politiques et économiques"
(PO 430-431).
L’auteur s'attaque alors aux arguments avancés pour
justifier la hiérarchie en remarquant que ceux-ci "ont
très nettement un caractère idéologique ; (qu')ils
sont faits pour justifier, avec une logique qui n'est qu'apparente,
une réalité avec laquelle ils n'ont que peu de rapport,
et cela à partir de présupposés qu'ils laissent
dans l'ombre" (PO 431-432).
-> L’idéologie de la justification de la hiérarchie.
Pour CC "le point central de l'idéologie officielle
présente en matière de hiérarchie est la justification
de la hiérarchie des salaires et des revenus sur la base
de la hiérarchie du commandement, qui est à son tour
défendue comme reposant sur une hiérarchie ou une
échelle du "savoir" ou de la "qualification"
ou des "capacités" ou des “responsabilités"
ou de la "pénurie" de la spécialisation
considérée" (PO 432).
* Hiérarchie et échelle de "savoir".
Ainsi "on dit que la hiérarchie serait justifiée
par et fondée sur une hiérarchie ou échelle
de savoir. Mais dans l'entreprise (comme dans la société)
contemporaine, ce ne sont pas ceux qui ont le plus de "savoir"
qui commandent et qui ont les revenus les plus élevés.
Il est vrai que la partie supérieure de la hiérarchie
se recrute surtout parmi ceux qui ont des "diplômes".
Mais, outre qu'il serait ridicule d'identifier le savoir et les
diplômes, ce ne sont pas ceux qui ont "le plus de savoir"
qui montent sur l'échelle du commandement et des salaires,
mais ceux qui sont les plus habiles dans la compétition et
la lutte qui se déroulent au sein de la bureaucratie qui
dirige l'entreprise" (PO 433).
Un autre argument avancé pour justifier la hiérarchie
concerne "les différences entre les "capacités"
des gens" (PO 434).
* Hiérarchie et différence de "capacité”.
CC rétorque en déclarant que "lorsque l'on considère
les différences de salaire et de pouvoir qui sont vraiment
importantes - non pas celles entre un OS (Ouvrier Spécialisé)
et un outilleur, mais celles entre l'ensemble des travailleurs manuels
d'un côté, et les sommets de l'appareil dirigeant,
de l'autre - on voit que ce qui est "récompensé"
n'est pas la capacité de bien faire un travail, mais la capacité
de miser sur le bon cheval. Mais l'idéologie officielle prétend
aussi que la hiérarchie des salaires correspond à
une capacité bien spécifique, et qui serait une capacité
de "diriger", "d'organiser", ou même de
"concevoir et de vendre un produit".
Il est pourtant évident que ces "capacités"
n'ont de sens que par rapport au système actuel et dans son
contexte. La "capacité de diriger" ... n'a un sens
et une valeur que pour un système qui sépare et oppose
exécutants et dirigeants - ceux qui travaillent et ceux qui
dirigent le travail des autres. C'est l'organisation actuelle de
l'entreprise et de la société qui fait exister une
fonction de "direction" séparée de la collectivité
des producteurs et opposée à ceux-ci et qui en a besoin.
La même chose est vraie pour "l'organisation du travail"
(et) ... pour ce qui est de la "capacité" de concevoir
et de vendre un produit" ; car ce n'est que dans la mesure
où la production contemporaine s'appuie de plus en plus sur
la fabrication artificielle de "besoins" et la manipulation
des consommateurs qu'une telle fonction, et la "capacité"
correspondante, ont un sens et une valeur.
En deuxième lieu, ces fonctions ne sont plus accomplies,
dans l'entreprise contemporaine, par des individus. Ce sont des
appareils de plus en plus importants et plus en plus impersonnels
qui sont chargés de "l'organisation" du travail
et de la production, de la publicité et des ventes, et même
des décisions les plus importantes concernant le fonctionnement
et l'avenir de l'entreprise (investissements, nouvelles fabrications,
etc). Le plus important, d'ailleurs c'est que dans une grande entreprise
moderne - de même que dans l'Etat-personne ne dirige vraiment
: les décisions sont prises au bout d'un processus complexe,
impersonnel et anonyme, de telle sorte qu'il est impossible la plupart
du temps, de dire qui (et quand) a décidé telle ou
telle chose. Il faut ajouter.. (qu')il y a une différence
énorme entre la manière dont les choses sont censées
se passer et la manière dont elles se passent effectivement
entre la procédure formelle et la procédure réelle
de la prise de décisions... Formellement, c'est par exemple
une réunion d'un conseil d'administration qui doit décider
de telle chose ; dans la réalité, la décision
est déjà prise dans les coulisses avant la réunion..."
(PO 434-436).
L'auteur évoque ensuite "les arguments justifiant la
hiérarchie à partir des responsabilités"..."
(PO 436).
*Hiérarchie et "responsabilités".
CC commence par s'interroger: "quels sont les cas où
la responsabilité peut être vraiment localisée
et, le cas échéant, sanctionnée ? Etant donné
le caractère de plus en plus collectif de la production et
des activités dans la société moderne, ces
cas sont rarissimes et ne se rencontrent en général
qu'aux échelons les plus bas de la hiérarchie : on
sanctionnera le garde-barrière supposé responsable
d'un accident de chemin de fer , mais il n'est pas question de sanctionner
les responsables de l'incendie du CES Edouard Pailleron... : la
responsabilité, dans ce dernier cas est diluée dans
les milliers de dossiers de l'administration... Ici encore, il n'y
a aucun rapport entre la logique de l'argument et ce qui se passe
effectivement. Un garde-barrière ou un contrôleur de
la navigation aérienne ont entre leurs mains la vie de plusieurs
centaines de personnes chaque jour ; ils sont payés des dizaines
de fois moins que les PDG de la SNCF ou d'Air France qui n'ont entre
leurs mains la vie de personne" (PO 436).
Enfin, le dernier argument avancé pour justifier idéologiquement
la hiérarchie serait "la pénurie relative des
différentes qualifications ou types de travail" (PO
437).
* Hiérarchie et pénurie.
Pour CC "cette pénurie, lorsqu'elle existe, peut pousser
pour une période courte ou longue, les rémunérations
d'une catégorie plus haut qu'auparavant, elle ne les fait
jamais sortir de certaines limites étroites. Quelle que soit
la "pénurie" relative d'OS et la "pléthore"
relative d'avocats, les seconds seront toujours payés beaucoup
plus que les premiers" (PO 437).
Il termine alors cet examen de ces arguments en déclarant
que "non seulement aucun de ces arguments ne tient logiquement,
et ne correspond à ce qui se passe dans la réalité,
mais ils sont incompatibles les uns avec les autres. Si on les prenait
au sérieux, l'échelle des salaires correspondant au
"savoir" (ou plutôt aux diplômes) serait tout
à fait différente de celle qui correspond aux "responsabilités",
et ainsi de suite... Une “synthèse" des facteurs
supposés de la rémunération... est une grossière
mystification : on ne peut ni mesurer vraiment chaque facteur pris
isolément, ni les ajouter sauf d'une manière arbitraire...
Il est déjà absurde de mesurer le savoir par des diplômes
(quelle que soit la qualité de ceux-ci et du système
d'éducation). Il est impossible de comparer entre elles des
"responsabilités", sauf dans des cas banals et
sans intérêt : il y a des conducteurs de trains-voyageurs
et de trains-marchandises, combien de tonnes de charbons vaut une
vie humaine ? Les mesures farfelues établies pour chacun
des facteurs sont ensuite "additionnées", comme
des chèvres et des choux, à l'aide de coefficients
de pondération qui ne correspondent à rien sauf à
l'imagination de ceux qui les inventent... Plus généralement
on ne saurait trop insister sur la duplicité et la mauvaise
foi de toutes ces justifications, qui invoquent toujours des facteurs
relatifs à la nature du travail pour fonder la différence
des salaires et des revenus - cependant que les différences
de loin les plus importantes sont celles qui existent entre la masse
des travailleurs, d'un côté, et les différentes
catégories de dirigeants de l'autre... Mais l'idéologie
officielle obtient ainsi au moins un résultat: contrairement
à toute raison et à leurs propres intérêts,
les travailleurs eux-mêmes semblent attacher autant et plus
d'importance aux différences minimes qui existent entre eux,
qu'aux différences énormes qui les séparent
des couches supérieures de la hiérarchie" (PO
437-439).
CC dénonce en second lieu le discours de la science économique
sur la hiérarchie.
->hiérarchie et science économique.
* Ainsi "pour l'économie académique, le salaire
est supposé correspondre au "produit marginal du travail"
, c'est-à-dire à ce qu'ajoute "au produit l'heure
de travail d'un travailleur supplémentaire... On peut montrer
immédiatement (l'absurdité de cette conception)...
dans le cas qui nous intéresse, de la rémunération
différenciée des différentes qualifications,
à partir du moment où il y a division du travail et
interdépendance des différents travaux, ce qui est
le cas général de l'industrie moderne. Si, dans une
locomotive à charbon, on supprime le conducteur, on ne "diminue
pas un peu" le produit (le transport), on le supprime tout
à fait, et la même chose est vraie si l'on supprime
le chauffeur. Le "produit" de cette équipe indivisible,
conducteur et chauffeur, obéit à une loi de tout ou
rien, et il n'y a pas de "produit marginal" de l'un que
l'on puisse séparer de celui de l'autre" (PO 439-440).
* De même "Pour 1’économie marxiste...
le salaire doit être déterminé lui-même
par la "loi de la valeur-travail", c'est-à-dire
en fait être équivalent au coût de production
et de reproduction de cette marchandise qu'est, sous le capitalisme,
la force de travail. Par conséquent, les différences
de salaire entre travail non qualifié et travail qualifié
doivent correspondre aux différences de frais de formation
de ces deux catégories... Il est facile de calculer que,
sur cette base, les différences de rémunération
pourraient difficilement excéder la proportion de 1 à
2 (entre le travail absolument privé de toute qualification
et celui qui exige 10 ou 15 ans de formation préparatoire).
Or on est très au-dessus dans la réalité..."(PO
440)
* Conclusion.
"Même si la théorie académique ou marxiste
offrait une explication des différenciations de salaire,
elle ne pourraient en aucun cas en fournir une justification. Car,
dans les deux cas, on accepte comme donnée non discutée
et non discutable l'existence de qualifications différentes,
qui n'est en fait que le résultat du système économique
et social global et de sa reproduction continue... Tout ce que ces
“explications" disent donc à la rigueur, c'est
que si une différenciation hiérarchique existe au
départ, elle se perpétuera par ce mécanisme"
(PO 440-441)
Après avoir écarté toutes ces pseudo-justifications
de la hiérarchie, CC va tenter d'analyser les véritables
raisons de l'existence et de l'acceptation d'une structure hiérarchique.
-> Les raisons d'existence et d’acceptation de la hiérarchie.
Pour l'auteur, cela "concerne des facteurs sociologiques et
psychologiques très profonds, qui déterminent l'attitude
des individus face à la structure hiérarchique...
On rencontre chez beaucoup de travailleurs une acceptation et même
une valorisation de la hiérarchie aussi prononcée
que chez les couches privilégiées... Le système
capitaliste n'aurait pas pu continuer à fonctionner et surtout
n'aurait pas pu prendre sa forme bureaucratique moderne, si la structure
hiérarchique n'était pas non seulement acceptée,
mais "valorisée" et "intériorisée"...
La seule "raison de vivre" que la société
est capable de proposer, le seul appât qu'elle offre, c'est
une consommation, donc un revenu, plus élevés. Dans
la mesure où les gens mordent à cet appât...
dans la mesure aussi où les illusions de la "mobilité"
et de la "promotion" comme la réalité de
la croissance économique, leur font voir dans les échelons
les plus élevés des niveaux auxquels ils aspirent
et espèrent de parvenir, ils attachent peut-être moins
d'importance aux différenciations de revenu qu'ils ne le
feraient dans une situation statique... Mais il y a aussi sans doute
un facteur plus profond et plus difficile à formuler qui
joue ici le rôle principal. Le triomphe de la bureaucratisation
graduelle de la société a été en même
temps, et nécessairement, le triomphe d'une représentation
imaginaire de la société... comme une pyramide ou
un système de pyramides hiérarchiques. Pour parler
brutalement, il semble pour ainsi dire impossible à l'homme
contemporain de se représenter une société
dans laquelle les individus seraient véritablement égaux
en droits et obligations... Chacun ne peut se représenter
soi-même, être quelque chose à ses propres yeux...
qu'en fonction de la place qu'il occupe dans une structure hiérarchique,
fût-ce même à un de ses échelons les plus
bas... Le système ne peut offrir aux hommes, pour masquer
le vide de la vie qu'il leur fait, que le hochet dérisoire
de la place qu'ils occupent dans la pyramide hiérarchique"
(PO 441-444).
Après avoir étudié la critique que fait CC
du système productif capitaliste, il est temps, à
présent, d'évoquer la seconde partie de la dimension
économique consacrée à la critique des "significations
imaginaires sociales" engendrées par le capitalisme.
2°) La critique des "significations imaginaires sociales"
du capitalisme.
Il convient avant toute analyse de préciser ce que l'auteur
entend par la notion de. "signification imaginaire sociale"
: "ce qui tient une société ensemble est évidemment
son institution... ce que j'appelle "l'institution de la société
comme un tout"... Il y a donc une unité de l'institution
totale de la société (qui est un)... tissu immensément
complexe de significations qui imbibent, orientent et dirigent toute
la vie de la société considérée et les
individus concrets qui corporellement la constituent. Ce tissu est
ce que j'appelle le magma des significations imaginaires sociales
parce qu’elles ne correspondent pas et ne sont pas épuisées
par des références à des éléments
“rationnels” ou “réels” et parce
qu’elles sont posées par création. Et je les
appelle sociales parce qu’elles n’existent qu’en
étant instituées et participées par un collectif
impersonnel et anonyme..." (DH 223-225)
Le capitalisme peut ainsi apparaître comme un "magma
de significations imaginaires sociales".
Pour étudier celles-ci, nous verrons dans une première
approche la critique de la rationalité du capitalisme puis,
dans une seconde approche, la remise en cause de ses "objectifs".
a) Capitalisme et rationalité : la fiction d'une économie
"rationnelle"
Pour aborder cette question nous étudierons dans un premier
temps la critique de la science économique et dans un second
temps la remise en cause de la technique.
-> Science économique et rationalité.
* CC pose ainsi le problème : "l'économie a
été considérée pendant deux siècles
comme le royaume et le paradis de la "rationalité"
dans les affaires humaines. Son thème est ce qui était
devenu l'activité centrale de la société ;
son propos de prouver (et pour les opposants, comme Marx, de réfuter)
l'idée que cette activité est accomplie de la meilleure
manière possible. dans le cadre du système social
et par son moyen... L'économie traitant de "quantités"...
(elle semble) se prêter à un traitement “exact"
et possible de l'application de l'instrument mathématique,
dont la formidable efficacité était démontrée...
en physique... Mais qu'est-ce que le "produit" et que
sont les "coûts" ? ... Le produit quelle qu'en soit
la définition est mesurable "instantanément"
au sens que l'on peut toujours sommer, pour l'ensemble de l'économie
et pour un moment donné, les quantités de biens produits
multipliées par les prix correspondants. Mais si les prix
relatifs et/ou la composition du produit changent (ce qui, en fait,
est toujours le cas) , les "mesures" successives effectuées
à des moments différents dans le temps ne peuvent
pas être comparées (pas plus que ne peuvent l'être,
et pour la même raison, les "mesures" effectuées
sur des pays différents). Rigoureusement parlant, l'expression
"croissance du PNB" (Produit National Brut) est privée
de sens, sauf dans le cas où il n'y a qu'une expansion homothétique
de tous les types de produits et rien d'autre... Il n'est pas d'avantage
possible de mesurer les "coûts" (puisque les "coûts"
de l'un sont pour la plupart des "produits" de l'autre)"
(DH 143-145).
Ainsi "l'analyse néo-classique est vide de signification
réelle parce qu'elle quantifie sans précaution des
phénomènes dont la quantification est impossible dans
l'état actuel de notre ignorance (les "quantités
de travail et de capital ne sont que collections d'objets hétéroclites
arbitrairement homogénéisés pour les besoins
d'une théorie simpliste malgré la complexité
de son appareil pseudo-mathématique)..." (CL 241-242)
* En effet, "l'imputation de parts à des "facteurs
de production" (travail et capital) implique des postulats
et des décisions qui dépassent largement le domaine
de l'économie. L’imputation des coûts à
un produit donné ne peut être effectué à
cause de divers types d'indivisibilités (que les économistes
classiques et néo-classiques traitent comme des exceptions,
cependant qu'elles sont partout présentes) et à cause
de l'existence "d'externalités" de toutes sortes
(ainsi, par exemple l'environnement est considéré
comme un "don gratuit de la nature" et le cadre social
comme "un don gratuit de l'histoire").... Derrière
tout cela se trouve l'hypothèse cachée de la séparabilité
totale, aussi bien à l'intérieur du champ économique,
qu'entre ce champ et les processus historiques, sociaux, ou même
naturels...
Mais, lorsqu'on abandonne cette hypothèse, l'idée
d'un calcul économique dans les cas non triviaux s'effondre
- et, avec elle, l'idée de la "rationalité"
de l'économie au sens admis du terme (comme obtention d'un
extrêmum ou d'une famille d'extrêmums), aussi bien au
niveau théorique (de la compréhension des faits) qu'au
niveau pratique (de la définition d'une politique économique
CC optimale")... Tout cela ne signifie pas que tout ce qui
se passe dans l'économie est "irrationnel" en un
sens positif encore moins qu'il est inintelligible ; mais que nous
ne pouvons pas traiter le processus économique comme un flux
homogène de valeurs, dont le seul aspect persistant serait
qu'elles sont mesurables et doivent être maximisées.
Ce type de "rationalité" est secondaire et subordonné...
Les facteurs qui, aujourd'hui, façonnent effectivement la
réalité... ne peuvent pas être soumis à
ce genre de traitement..." (DH 145-148).
* Cette analyse est également valable en ce qui concerne
l'étude économique du comportement individuel. Ainsi,
pour CC, "la totalité de la littérature économique
contemporaine s'appuie implicitement sur une psychologie du comportement
individuel qu'un feuilletoniste de 1850 aurait repoussé comme
trop sommaire : un individu n'agit jamais qu'en sachant parfaitement
ce qu'il veut et comment l'obtenir, et ne veut jamais qu'une chose,
maximiser son gain en minimisant son effort" (CL 187).
Pour terminer cette critique de la rationalité présumée
de la science économique, CC dénonce la prétendue
séparation des fins et des moyens : "l'attitude majoritaire
de l'économie académique consiste à affirmer
simultanément que le système existant est, à
quelques perturbations près, optimal, et que son rôle
à elle n'est pas de discuter des fins, mais des moyens...
La science économique serait donc une pure technique de calcul
généralisé, qui produirait des résultats
incolores si on lui foumissait des prémisses concernant les
fins à réaliser... La fallace de la séparation
des fins et des moyens est une des plus néfastes parmi toutes
celles qui dominent la scène contemporaine... La finalité
d'un système productif... est la production et la reproduction
du système social existant (dont la survie matérielle
des hommes... est simplement une condition nécessaire)...
L'économie ne peut ignorer la question des fins... Elle ne
peut être séparée absolument ni du reste des
disciplines anthropologiques, ni de la philosophie, ni de la politique
au sens vrai du terme" (CL 188-189).
On peut résumer ainsi l'attitude de l'auteur face à
la rationalité de la "science économique"
lorsqu'il écrit que "l'échafaudage des rationalisations
et des justifications de la "science écononomique"
s'est écroulé sous les coups des représentants,
les meilleurs, de cette même "science" pendant la
décennie 1930-1940 (Straffa, Robinson, Chamberlin, Kahn,
Keynes, Kalecki, Shackle et plusieurs autres). Que les saltimbanques
du "néo-libéralisme" aient réussi,
à la faveur de l'atmosphère politico-idéologique
des quinze dernières années, à déployer
un écran de fumée devant les ruines, devrait pouvoir
tromper des mauvais journalistes, non pas des penseurs.. L'économie
politique ne définit pas et ne peut pas définir un
concept de capital. Elle n'a rien à dire sur la répartition
du revenu national. Elle ne saurait jamais expliquer encore moins
justifier, la différenciation des salaires et des revenus
(cf. II) B) l°) b). ) Elle doit convenir qu'il n'y a pas, spontanément,
d'équilibre macro-économique et de plein emploi sous
le capitalisme... Elle présuppose - comme Marx - qu'une imputation
rigoureuse du produit aux différents "facteurs"
et "unités" de production est possible - alors
que cette idée est strictement privée de sens ce qui
détruit toute base pour une différenciation des revenus,
autre que les situations acquises et les rapports de force..."
(AAS 508).
Il est temps d'aborder à présent un second aspect
de cette critique de la rationalité du capitalisme via la
technique.
->Capitalisme, technique et rationalité.
* CC tient en premier lieu à dénoncer la position
qui déclare que la technique serait "pur moyen en lui-même
neutre quant aux fins... Cette position s'appuie sur deux fallaces
combinées : la fallace de la séparabilité totale
des moyens et des fins et la fallace de la composition... Ni idéalement,
ni réellement on ne peut séparer le système
technologique d'une société de ce que cette société
est... La séparabilité n'est qu'une hypothèse
de travail à validité locale et limitée"
(DH 148-150).
L’auteur poursuit : "La présentation de la science
et de la technique comme de purs et simples instruments, n'est pas
simple "illusion" : elle fait précisément
partie de l'institution contemporaine de la société.
C'est-à-dire, elle fait partie de l'imaginaire social dominant
de notre époque. On peut cerner cet imaginaire social dominant
en une phrase : la visée centrale de la. vie sociale c'est
l'expansion illimitée de la maîtrise rationnelle. Bien
entendu, lorsqu'on y regarde de près - et il n'est pas nécessaire
d'y aller très près pour le voir - cette maîtrise
est une pseudo-maîtrise, et cette rationalité, une
pseudo-rationalité. Il n'empêche que c'est celui-là,
le noyau des significations imaginaires sociales qui tiennent ensemble
la société contemporaine" (EA 22-23).
Ainsi "cette position de la technique comme fin en soi n'est
pas quelque chose que la technique pourrait, comme telle, poser.
Elle est une position imaginaire : la technique vaut aujourd'hui
comme ce pur délire social présentifiant le phantasme
de toute puissance, délire qui est, pour une grande partie
la "réalité" avec, mais surtout sans guillemets,
du capitalisme moderne... Toute technique "productive"
n'est telle que par rapport à des "fins" particulières
qui la déterminent et qu'elle détermine..." (IIS
359).
CC s'attache ensuite à montrer les liens entre technique
et économie "l'analyse néo-classique... en faisant
du choix des techniques une affaire purement économique...
cache deux facteurs essentiels : que le choix effectif n'est pas
le résultat d'une procédure de décision rationnelle
fondée sur une information parfaite et visant un objectif
bien déterminé (la maximisation du profit), mais se
fait, sur une information toujours imparfaite et "coûteuse"
à travers le processus sociologique de "décision"
au sein de la bureaucratie dirigeante des grandes entreprises modernes
... et qu'il n'y a pas ici d'approximation indéfinie de la
"solution optimale" par tâtonnements et erreurs
car cela présupposerait des conditions de continuité
qui n'ont pas de sens" (CL 241-242).
En outre "l'évolution de la technologie capitaliste
et son application dans la production se sont orientées dans
une direction bien définie : supprimer le rôle humain
de l'homme dans la production" (CL 242)
Après avoir critiqué avec l'auteur la première
"signification imaginaire sociale" que constitue la prétendue
rationalité du capitalisme, il reste à en étudier
la seconde qui s'identifie à ses "objectifs" ou
à ses "fins"
b) La critique des "objectifs" ou des "fins"
du capitalisme.
Dans cette critique des "objectifs" ou des "fins"
que poursuit le capitalisme nous évoquerons en premier lieu
la réflexion de CC sur la croissance et le développement,
puis en second lieu son analyse de la fabrication sociale des "besoins"
de consommation, nécessaire à cette même croissance.
->Croissance et développement : le mythe de l'expansion
illimitée.
L'auteur va d'abord tenter de situer la position du problème.
Il situe l'origine de cette question dans le culte du "progrès"
contemporain du XIXéme siècle pendant lequel les spectaculaires
avancées de la science et des techniques laissaient augurer
un "avenir radieux". Malgré la "crise du progrès"
consécutive à la première guerre mondiale et
aux troubles économiques et politiques des années
1930, le système sembla repartir définitivement après
1945. Ainsi "l'opinion officielle commença à
rêver que l'on avait enfin trouvé la clef des problèmes
humains : ... la croissance économique réalisable
sans difficultés grâce aux nouvelles méthodes
de régulation de la demande" (DH 132).
Toutefois, dès les années 1960, "à peine
la nouvelle idéologie était-elle mise en place qu'elle
était attaquée de divers côtés. Le système
social établi commença à être critiqué
non parce qu'il serait incapable d'assurer là croissance...
Mais parce qu'il ne se souciait que de la croissance et ne réalisait
que de la croissance" (DH 132).
Cependant, si l'on découvrait progressivement les conséquences
écologiques du "coût" de la croissance, il
n'existait pas de véritable remise en cause du système.
Ainsi, "les économistes découvrirent immédiatement
un terrain neuf et prometteur pour leurs délectables exercices
d'algèbre élémentaire - sans s'arrêter
une seconde pour remettre en question leur cadre conceptuel... La
question de l'environnement n'était discutée que du
point de vue des "coûts" et des "rendements"...
Même les réactions les plus "radicales" ...
n'ont pas, en réalité, mis en question les prémisses
les plus profondes des vues officielles... La réponse était
"pas de croissance" ou "croissance zéro"
(cf. 1972 : premier rapport du "Club de Rome"). Aucune
considération n'était accordée au fait que
dans les pays "développés", la croissance
et les gadgets étaient tout ce que le système pouvait
offrir aux gens et qu'un arrêt de la croissance était
inconcevable à moins que l'ensemble de l'organisation sociale...
ne subisse une transformation radicale" (DH 134-¬135).
Il est remarquable de constater, quasiment 20 ans après
(ce texte date de 1974) que nous sommes toujours dans la même
situation actuellement et que l'essor d'une écologie politique
n'a pas encore permis de bien voir que la critique du "productivisme"
ne peut que remettre en cause radicalement les fondements du système
capitaliste actuel.
* Après cette "généalogie" succincte
de la question, CC va s'attacher à mieux cerner ce qui incarne
la notion de développement, en tant que "signification
imaginaire sociale".
Ainsi, "l'Occident se pensait et se proposait comme modèle
pour l'ensemble du monde. L'état normal d'une société...
était la capacité de croître indéfiniment..
(Ainsi le problème des "PVD" - pays en voie de
développement - était l'existence "d'obstacles
au développement" économiques, sociaux, culturels...)
Mais qu'est ce que le développement ? Un organisme se développe
lorsqu'il progresse vers sa maturité biologique... Le développement
est le processus de réalisation du virtuel... En ce sens
le développement implique la définition d'une "maturité"
et au-delà, celle d'une norme naturelle : le développement
n'est qu'un autre nom de la "phusis" aristotélicienne...
"La nature est fin (telos)" dit Aristote. Le développement
est défini par le fait d'atteindre cette fin, en tant que
norme naturelle de l'être considéré... L'illimité,
l'infini, le sans-fin est de toute évidence non achevé,
imparfait, moins être. Ainsi pour Aristote, il n'y a qu'un
infini virtuel, pas d'infini effectif... Avec la religion et la
théologie judéo-chrétienne, l'idée de
l'illimité, du sans fin, de l'infini acquiert un signe positif
mais cela reste, pour ainsi dire, sans pertinence sociale et historique
pendant plus de dix siècles... Le changement survient lorsque
l'infini envahit ce monde-ci... L'émergence de la bourgeoisie,
son expansion et sa victoire finale marchent de pair avec l'émergence,
la propagation et la victoire finale d'une nouvelle idée,
l'idée que la croissance illimitée de la production
et des forces productives est en fait le but central de la vie humaine.
Cette "idée" est ce que j'appelle une signification
imaginaire sociale... Le développement historique et social
consiste à sortir de tout état défini, à
atteindre un état qui n'est défini par rien, sauf
par la capacité d'atteindre de nouveaux états. La
norme est qu'il n'existe pas de normes. Le développement
historique et social est un déploiement indéfini,
sans fin (aux deux sens du mot fin). Et pour autant que l'indéfinité
nous est insoutenable, la définitude est fournie par la croissance
des quantités" (DH 136-141).
Après avoir critiqué la notion de développement
et de croissance, CC analyse l'origine, la source de cette expansion
dans la fabrication sociale perpétuelle de nouveaux "besoins".
->La critique de la fabrication sociale illimitée de
nouveaux "besoins".
L'auteur constate que "bien évidemment, il n'existe
pas de "besoins naturels" de l'être humain, dans
aucune définition du terme "naturel" (excepté
bien sûr un nombre approximatif de calories assurant la survie
biologique de l'individu)... Toute société crée
un ensemble de besoins pour ses membres et leur apprend que la vie
ne vaut la peine d'être vécue, et ne peut être
matériellement vécue que si ces besoins-là
sont "satisfaits" tant bien que mal. Quelle est la spécificité
du capitalisme à cet égard ?
En premier lieu, c'est que le capitalisme n'a pu surgir, se maintenir,
se développer, se stabiliser (malgré et avec les intenses
luttes ouvrières qui ont déchiré son histoire)
qu'en mettant au centre de tout, les besoins "économiques".
Un musulman ou un hindou, mettra de côté de l'argent
toute sa vie durant, pour faire le pèlerinage de la Mecque
ou de tel temple ; c'est là pour lui un "besoin".
Cela n'en est pas un pour un individu fabriqué par la culture
capitaliste : ce pèlerinage, c'est une superstition ou une
lubie. Mais pour ce même individu, ce n'est pas superstition
ou lubie, mais "besoin" absolu, que d'avoir une voiture
ou de changer de voiture tous les 3 ans ou d'avoir une télévision
couleur dès que cette télévision existe.
En deuxième lieu, donc, le capitalisme réussit à
créer une humanité pour laquelle, plus ou moins et
tant bien que mal, ces "besoins" sont à peu près
tout ce qui compte dans la vie.
Et, en troisième lieu - et c'est un des points qui nous
séparent radicalement d'une vue comme celle que Marx pouvait
avoir de la société capitaliste -, ces besoins qu'il
crée, le capitalisme, tant bien que mal et la plupart du
temps, il les satisfait.. Comme on dirait en anglais : "He
promises the goods, and he delivers the goods". La camelote,
elle est là, les magasins en regorgent - et vous n'avez qu'à
travailler pour pouvoir en acheter. Vous n'avez qu'à être
sages et à travailler, vous gagnerez plus, vous grimperez,
vous en achèterez plus, et voilà. Et l'expérience
historique est là pour montrer qu'à quelques exceptions
près, ça marche : ça produit, ça travaille,
ça consomme, et ça remarche.
A cette étape de la discussion, la question n'est pas de
savoir si nous "critiquons" cet ensemble de besoins d'un
point de vue personnel, de goût, humain, philosophique, biologique,
médical ou ce que vous voudrez. La question porte sur les
faits, sur lesquels il ne faut pas nourrir d'illusions. Brièvement
parlant, cette société marche parce que les gens tiennent
à avoir une voiture et qu'ils peuvent en général
l'avoir, et qu'ils peuvent acheter de l'essence pour cette voiture.
C'est pourquoi, il faut comprendre qu'une des choses qui pourraient
mettre par terre le système social en Occident, ce n'est
pas la "paupérisation" absolue ou relative, mais
par exemple le fait que les gouvernements ne puissent plus fournir
aux automobilistes de l'essence... Cette société ne
pourrait probablement pas continuer si on lui assurait pas ce ronron
de la consommation croissante..." (EA 31-35).
Conclusion :
On peut terminer l'exposé d'autonomie individuelle et collective
de CC par la citation suivante : "Il me semble que l'on peut
observer dans l'histoire de la société moderne, une
sorte d'évolution du champ sur lequel ont porté les
mises en cause, les contestations, les révoltes, les révolutions...
Le mouvement ouvrier a mis en cause, dès le départ,
l'ensemble de l'organisation de la société, mais d'une
manière qui, rétrospectivement, ne peut nous manquer
de nous apparaître comme quelque peu abstraite. Ce que le
mouvement ouvrier attaquait surtout, c'était la dimension
de l'autorité... Même sur ce point il laissait dans
l'ombre, c'était quasiment fatal à l'époque,
des aspects tout à fait décisifs du problème
de l'autorité et de la domination, donc aussi des problèmes
politiques de la reconstruction d'une société autonome.
Certains de ses aspects ont été mis en question par
la suite ; et surtout, plus récemment, par le mouvement des
femmes et le mouvement des jeunes, qui ont attaqué les schèmes,
les figures et les relations d'autorités tels qu'ils existent
dans d'autres sphères de la vie sociale. Ce que le mouvement
écologique a mis en question, de son côté, c'est
l'autre dimension : le schème et la structure des besoins,
le mode de vie... Ce qui est en jeu dans le mouvement écologique
est toute la conception, toute la position des rapports entre l'humanité
et le monde, et finalement la question centrale et éternelle
: qu'est-ce que la vie humaine ? Nous vivons pour quoi faire ?"
(EA 36-37).
Conclusion générale.
Dans un premier point de cette conclusion finale de ce mémoire
j'expliciterai la démarche qui m'a conduit à élaborer
ce travail sur Comélius Castoriadis (J'emploie ici le "Je"
non pour étaler mon "ego" que je sais, ô
combien, haïssable, mais pour assumer "ma" subjectivité,
ce qui est à "mon" avis une attitude bien plus
saine que celle qui consiste à se cacher derrière
des formules impersonnelles pour mieux masquer ses a-priori idéologiques.
"Je" suis pleinement persuadé qu'on ne peut approcher
d'une certaine "objectivité" qu'en montrant "au
grand jour" sa subjectivité).
Je pourrai ainsi tenter de "justifier" la tournure qu'a
pris ce mémoire, en essayant de répondre par avance
aux critiques que je sens poindre. Dans une seconde partie, je veillerai
à donner aux lecteurs et lectrices éventuels qui veulent
aller plus loin, une bibliographie sommaire d'ouvrages ayant - à
mon humble avis - une parenté "d'esprit" ou de
démarche avec celle de CC.
1. - Tentative de justification de la démarche adoptée.
On pourrait me reprocher - à juste titre - de n'avoir effectué
qu'une sorte de "compilation" des textes de CC sans avoir
à aucun moment, critiqué sa pensée. A cela,
je répondrais qu'en premier lieu, je partage "grosso
modo" l'ensemble des analyses de l'auteur. En outre, au delà
peut-être d'un manque d'expérience évident pour
ce genre de travail (entraînant notamment une "course-à-la-montre"
finale peu propice au commentaire critique) et de mes limites intellectuelles
personnelles, j'ai choisi délibérément de laisser
la parole à CC, car je crois profondément qu'un contact
direct avec un auteur, quel qu'il soit est toujours préférable
à la lecture plusieurs fois "pré-digérée"
d'une oeuvre quelconque.
Je rappelle, enfin, que l'objectif principal de ce mémoire
est de montrer la richesse de la pensée d'un homme dont on
n'a pas encore reconnu, me semble-t-il l'apport inestimable.
J'espère avoir contribué, aussi peu que ce soit ,
étant donné le cadre limité de diffusion de
ce mémoire, à une telle reconnaissance.
Je terminerai la conclusion de ce travail en indiquant les ouvrages
qui me semblent compléter la réflexion de CC sur l'élaboration
d'un projet d'autonomie individuelle et collective.
2. - Petite liste - non exhaustive - d'ouvrages pouvant compléter
la lecture de CC.
Il est évident que la pensée d'un seul homme, bien
que riche et féconde, ne saurait aborder tous les domaines
de la connaissance d'une façon exhaustive. J'ai donc effectué
une petite bibliographie d'ouvrages apportant un éclairage
critique sur le monde contemporain. Ils possèdent, bien que
très divers, l'ambition de remettre en question les idées
reçues, ce qui est à mon avis, une attitude très
salutaire en soi, pour la "bonne santé" des individus
et des sociétés :
1) Dans le domaine politique
->Sur la critique du marxisme
* Une introduction à l'oeuvre de Proudhon:
1984: Pierre Ansart "Proudhon : Textes et débats"
(Le livre de poche T et D 42.5009)
*Une analyse originale de Marx et du "socialisme réel"
1990 : Michel Henry "Du communisme au capitalisme:
théorie d'une catastrophe" éd. Odile Jacob.
Une approche intéressante du "philosophe pour classes
terminales" à tort sous-estimée
1951 Camus "L'homme révolté" (Folio Essais
N' 15)
-> Sur l'écologie :
1977 René Dumont "Seule une écologie socialiste"
(Robert Laffont)
1990: Hans Jonas "Le principe responsabilité"
Ed. du Cerf
(1979 pour la version originale en allemand).
->Sur la démocratie grecque :
1976 : Moses 1. Finley "Démocratie antique et démocratie
moderne" (Petite bibliothèque Payot N' 35)
2) Autres domaines.
-> Sur le système éducatif
1971 Ivan Illich "Une société sans école"
(Points/Seuil civilisation 117)
-> Sur le système médical
1975 Ivan Illich "Nemesis médicale" (Points/Seuil
civilisation 122)
-> Sur l'univers carcéral
1993: Albert Jacquard "Un monde sans prisons ?" (Points/Seuil/Virgule
V 124)
-> Sur la non-violence
1981 : Jean-Marie Muller "Stratégie de l'action non-violente"(Points/Seuil
Politique 109)
Je renvoie également à l'ensemble des travaux de
Pierre Clastres, Edgar Morin, Michel Foucault, Jean Baudrillard,
Herbert Marcuse et Félix Guattari.
Notes :
(
1) Notamment les "Compilations" d'articles que constituent
"Les carrefours du Labyrinthe" (I, II et III).
(2) La logique ensidique est un diminutif employé par CC
lui-même pour désigner la logique "ensembliste-identitaire"
(cf. l'introduction au 2°) Penser le social-historique legein
et teukhein).
(3) Une des idées forces de CC est que la véritable
contradiction ne réside pas entre l'individu et la société,
mais entre la psyché et le social. Toutefois même dans
cette conception, les deux dimensions du réel restent indissociables.
(4) Cf. Freud "L'hérédité et l'étiologie
des névroses"/"Nouvelles observations sur les psychonévroses
de défense".
(5) cf "Psychanalyse" et "Théorie de la libido"
repris dans "Histoire de la psychanalyse" sous la direction
de Roland Jaccard (Tome 1) Hachette (1982) Edition "Le livre
de poche" N' 4025 (p. 167).
(6) Idem
(7) Ibidem p. 8
(8) CC "fera pertinemment remarquer à ce sujet que
Lénine invente le taylorisme dans "Que faire ?"
en 1902, 4 ans avant le livre de Taylor (1906) (cf. MM 162).
Ainsi "l'organisation capitaliste de la production est profondément
contradictoire. La direction capitaliste prétend n'avoir
à faire qu'à l'ouvrier individuel tandis qu'en fait
la production est portée par la collectivité des ouvriers.
Elle prétend réduire l'ouvrier à des tâches
limitées et déterminées, mais elle est en même
temps obligée de s'appuyer sur les capacités universelles
que celui-ci développe à la fois en fonction et à
l'encontre de la situation qui lui est faite.. Les conflits qui
résultent de cette situation aboutissent à une véritable
anarchie de la production dans chaque entreprise. Mais ils créent
en même temps une situation et une attitude contradictoires
chez les ouvriers eux-mêmes. Les conditions dans lesquelles
ils sont placés les poussent à s'organiser de la façon
la plus efficace pour la production... L’organisation capitaliste
les y oblige, car lorsque quelque chose ne marche pas, ce sont les
ouvriers qui payent... Mais d'autre part, l'organisation et la créativité
des ouvriers sont combattues, dès qu'elles se manifestent,
par l'appareil de direction... Les améliorations de l'organisation
et des méthodes de production profitent essentiellement au
capital, qui souvent d'ailleurs s'en empare et les tourne contre
les ouvriers. Les ouvriers le savent et par conséquent freinent
eux-mêmes, consciemment aussi bien qu'inconsciemment leur
participation à la production... Cette attitude contradictoire
des ouvriers signifie que le conflit insurmontable qui déchire
la société capitaliste est transposée au coeur
du prolétariat lui-même, aussi bien dans le comportement
de l'ouvrier individuel que dans l'attitude de la classe ouvrière"
(PO 7 1 ¬73).
On peut terminer cette analyse en rappelant que pour CC "la
lutte du prolétariat n'est pas et ne peut pas être
simplement une lutte "contre" l'exploitation; elle tend
nécessairement à être une lutte pour une nouvelle
organisation des rapports de production ; ce ne sont là que
deux aspects de la même chose, car la racine de l'exploitation
c'est l'organisation actuelle des rapports de production" (PO
74).
Il est temps à présent d'aborder la seconde partie
de cette étude consacrée à l'organisation capitaliste
de la production en évoquant la critique de la hiérarchie
des salaires et des revenus corollaire indissociable d'un projet
d'autogestion effective de la production.
b) La critique de la hiérarchie des salaires et
des revenus.
CC tient à préciser, en premier lieu, le lien existant
entre remise en cause de la hiérarchie et projet d'autogestion
en s'interrogeant ainsi : "Quelle signification pourrait-on
en effet accorder au terme d'autogestion de l'entreprise, s'il continuait
d'y exister la pyramide actuelle des postes de commandement, par
laquelle une minorité de dirigeants, de différents
grades, gère le travail de la majorité des producteurs...
? ... De même à une échelle plus vaste, comme
la marche de l'entreprise dépend de mille façons de
la marche de l'ensemble de l'économie et de la société,
on ne voit pas comment l'autogestion de l'entreprise pourrait acquérir
un contenu véritable sans que les organes collectifs des
producteurs et de la population assurent les fonctions de coordination
et d'orientation générale qui sont à présent
entre les mains des différents pouvoirs politiques et économiques"
(PO 430-431).
L’auteur s'attaque alors aux arguments avancés pour
justifier la hiérarchie en remarquant que ceux-ci "ont
très nettement un caractère idéologique ; (qu')ils
sont faits pour justifier, avec une logique qui n'est qu'apparente,
une réalité avec laquelle ils n'ont que peu de rapport,
et cela à partir de présupposés qu'ils laissent
dans l'ombre" (PO 431-432).
-> L’idéologie de la justification de la
hiérarchie.
Pour CC "le point central de l'idéologie officielle
présente en matière de hiérarchie est la justification
de la hiérarchie des salaires et des revenus sur la base
de la hiérarchie du commandement, qui est à son tour
défendue comme reposant sur une hiérarchie ou une
échelle du "savoir" ou de la "qualification"
ou des "capacités" ou des “responsabilités"
ou de la "pénurie" de la spécialisation
considérée" (PO 432).
* Hiérarchie et échelle de "savoir".
Ainsi "on dit que la hiérarchie serait justifiée
par et fondée sur une hiérarchie ou échelle
de savoir. Mais dans l'entreprise (comme dans la société)
contemporaine, ce ne sont pas ceux qui ont le plus de "savoir"
qui commandent et qui ont les revenus les plus élevés.
Il est vrai que la partie supérieure de la hiérarchie
se recrute surtout parmi ceux qui ont des "diplômes".
Mais, outre qu'il serait ridicule d'identifier le savoir et les
diplômes, ce ne sont pas ceux qui ont "le plus de savoir"
qui montent sur l'échelle du commandement et des salaires,
mais ceux qui sont les plus habiles dans la compétition et
la lutte qui se déroulent au sein de la bureaucratie qui
dirige l'entreprise" (PO 433).
Un autre argument avancé pour justifier la hiérarchie
concerne "les différences entre les "capacités"
des gens" (PO 434).
* Hiérarchie et différence de "capacité”.
CC rétorque en déclarant que "lorsque l'on considère
les différences de salaire et de pouvoir qui sont vraiment
importantes - non pas celles entre un OS (Ouvrier Spécialisé)
et un outilleur, mais celles entre l'ensemble des travailleurs manuels
d'un côté, et les sommets de l'appareil dirigeant,
de l'autre - on voit que ce qui est "récompensé"
n'est pas la capacité de bien faire un travail, mais la capacité
de miser sur le bon cheval. Mais l'idéologie officielle prétend
aussi que la hiérarchie des salaires correspond à
une capacité bien spécifique, et qui serait une capacité
de "diriger", "d'organiser", ou même de
"concevoir et de vendre un produit".
Il est pourtant évident que ces "capacités"
n'ont de sens que par rapport au système actuel et dans son
contexte. La "capacité de diriger" ... n'a un sens
et une valeur que pour un système qui sépare et oppose
exécutants et dirigeants - ceux qui travaillent et ceux qui
dirigent le travail des autres. C'est l'organisation actuelle de
l'entreprise et de la société qui fait exister une
fonction de "direction" séparée de la collectivité
des producteurs et opposée à ceux-ci et qui en a besoin.
La même chose est vraie pour "l'organisation du travail"
(et) ... pour ce qui est de la "capacité" de concevoir
et de vendre un produit" ; car ce n'est que dans la mesure
où la production contemporaine s'appuie de plus en plus sur
la fabrication artificielle de "besoins" et la manipulation
des consommateurs qu'une telle fonction, et la "capacité"
correspondante, ont un sens et une valeur.
En deuxième lieu, ces fonctions ne sont plus accomplies,
dans l'entreprise contemporaine, par des individus. Ce sont des
appareils de plus en plus importants et plus en plus impersonnels
qui sont chargés de "l'organisation" du travail
et de la production, de la publicité et des ventes, et même
des décisions les plus importantes concernant le fonctionnement
et l'avenir de l'entreprise (investissements, nouvelles fabrications,
etc). Le plus important, d'ailleurs c'est que dans une grande entreprise
moderne - de même que dans l'Etat-personne ne dirige vraiment
: les décisions sont prises au bout d'un processus complexe,
impersonnel et anonyme, de telle sorte qu'il est impossible la plupart
du temps, de dire qui (et quand) a décidé telle ou
telle chose. Il faut ajouter.. (qu')il y a une différence
énorme entre la manière dont les choses sont censées
se passer et la manière dont elles se passent effectivement
entre la procédure formelle et la procédure réelle
de la prise de décisions... Formellement, c'est par exemple
une réunion d'un conseil d'administration qui doit décider
de telle chose ; dans la réalité, la décision
est déjà prise dans les coulisses avant la réunion..."
(PO 434-436).
L'auteur évoque ensuite "les arguments justifiant la
hiérarchie à partir des responsabilités"..."
(PO 436).
*Hiérarchie et "responsabilités".
CC commence par s'interroger: "quels sont les cas où
la responsabilité peut être vraiment localisée
et, le cas échéant, sanctionnée ? Etant donné
le caractère de plus en plus collectif de la production et
des activités dans la société moderne, ces
cas sont rarissimes et ne se rencontrent en général
qu'aux échelons les plus bas de la hiérarchie : on
sanctionnera le garde-barrière supposé responsable
d'un accident de chemin de fer , mais il n'est pas question de sanctionner
les responsables de l'incendie du CES Edouard Pailleron... : la
responsabilité, dans ce dernier cas est diluée dans
les milliers de dossiers de l'administration... Ici encore, il n'y
a aucun rapport entre la logique de l'argument et ce qui se passe
effectivement. Un garde-barrière ou un contrôleur de
la navigation aérienne ont entre leurs mains la vie de plusieurs
centaines de personnes chaque jour ; ils sont payés des dizaines
de fois moins que les PDG de la SNCF ou d'Air France qui n'ont entre
leurs mains la vie de personne" (PO 436).
Enfin, le dernier argument avancé pour justifier idéologiquement
la hiérarchie serait "la pénurie relative des
différentes qualifications ou types de travail" (PO
437).
* Hiérarchie et pénurie.
Pour CC "cette pénurie, lorsqu'elle existe, peut pousser
pour une période courte ou longue, les rémunérations
d'une catégorie plus haut qu'auparavant, elle ne les fait
jamais sortir de certaines limites étroites. Quelle que soit
la "pénurie" relative d'OS et la "pléthore"
relative d'avocats, les seconds seront toujours payés beaucoup
plus que les premiers" (PO 437).
Il termine alors cet examen de ces arguments en déclarant
que "non seulement aucun de ces arguments ne tient logiquement,
et ne correspond à ce qui se passe dans la réalité,
mais ils sont incompatibles les uns avec les autres. Si on les prenait
au sérieux, l'échelle des salaires correspondant au
"savoir" (ou plutôt aux diplômes) serait tout
à fait différente de celle qui correspond aux "responsabilités",
et ainsi de suite... Une “synthèse" des facteurs
supposés de la rémunération... est une grossière
mystification : on ne peut ni mesurer vraiment chaque facteur pris
isolément, ni les ajouter sauf d'une manière arbitraire...
Il est déjà absurde de mesurer le savoir par des diplômes
(quelle que soit la qualité de ceux-ci et du système
d'éducation). Il est impossible de comparer entre elles des
"responsabilités", sauf dans des cas banals et
sans intérêt : il y a des conducteurs de trains-voyageurs
et de trains-marchandises, combien de tonnes de charbons vaut une
vie humaine ? Les mesures farfelues établies pour chacun
des facteurs sont ensuite "additionnées", comme
des chèvres et des choux, à l'aide de coefficients
de pondération qui ne correspondent à rien sauf à
l'imagination de ceux qui les inventent... Plus généralement
on ne saurait trop insister sur la duplicité et la mauvaise
foi de toutes ces justifications, qui invoquent toujours des facteurs
relatifs à la nature du travail pour fonder la différence
des salaires et des revenus - cependant que les différences
de loin les plus importantes sont celles qui existent entre la masse
des travailleurs, d'un côté, et les différentes
catégories de dirigeants de l'autre... Mais l'idéologie
officielle obtient ainsi au moins un résultat: contrairement
à toute raison et à leurs propres intérêts,
les travailleurs eux-mêmes semblent attacher autant et plus
d'importance aux différences minimes qui existent entre eux,
qu'aux différences énormes qui les séparent
des couches supérieures de la hiérarchie" (PO
437-439).
CC dénonce en second lieu le discours de la science économique
sur la hiérarchie.
->hiérarchie et science économique.
* Ainsi "pour l'économie académique, le salaire
est supposé correspondre au "produit marginal du travail"
, c'est-à-dire à ce qu'ajoute "au produit l'heure
de travail d'un travailleur supplémentaire... On peut montrer
immédiatement (l'absurdité de cette conception)...
dans le cas qui nous intéresse, de la rémunération
différenciée des différentes qualifications,
à partir du moment où il y a division du travail et
interdépendance des différents travaux, ce qui est
le cas général de l'industrie moderne. Si, dans une
locomotive à charbon, on supprime le conducteur, on ne "diminue
pas un peu" le produit (le transport), on le supprime tout
à fait, et la même chose est vraie si l'on supprime
le chauffeur. Le "produit" de cette équipe indivisible,
conducteur et chauffeur, obéit à une loi de tout ou
rien, et il n'y a pas de "produit marginal" de l'un que
l'on puisse séparer de celui de l'autre" (PO 439-440).
* De même "Pour 1’économie marxiste...
le salaire doit être déterminé lui-même
par la "loi de la valeur-travail", c'est-à-dire
en fait être équivalent au coût de production
et de reproduction de cette marchandise qu'est, sous le capitalisme,
la force de travail. Par conséquent, les différences
de salaire entre travail non qualifié et travail qualifié
doivent correspondre aux différences de frais de formation
de ces deux catégories... Il est facile de calculer que,
sur cette base, les différences de rémunération
pourraient difficilement excéder la proportion de 1 à
2 (entre le travail absolument privé de toute qualification
et celui qui exige 10 ou 15 ans de formation préparatoire).
Or on est très au-dessus dans la réalité..."(PO
440)
* Conclusion.
"Même si la théorie académique ou marxiste
offrait une explication des différenciations de salaire,
elle ne pourraient en aucun cas en fournir une justification. Car,
dans les deux cas, on accepte comme donnée non discutée
et non discutable l'existence de qualifications différentes,
qui n'est en fait que le résultat du système économique
et social global et de sa reproduction continue... Tout ce que ces
“explications" disent donc à la rigueur, c'est
que si une différenciation hiérarchique existe au
départ, elle se perpétuera par ce mécanisme"
(PO 440-441)
Après avoir écarté toutes ces pseudo-justifications
de la hiérarchie, CC va tenter d'analyser les véritables
raisons de l'existence et de l'acceptation d'une structure hiérarchique.
-> Les raisons d'existence et d’acceptation de
la hiérarchie.
Pour l'auteur, cela "concerne des facteurs sociologiques et
psychologiques très profonds, qui déterminent l'attitude
des individus face à la structure hiérarchique...
On rencontre chez beaucoup de travailleurs une acceptation et même
une valorisation de la hiérarchie aussi prononcée
que chez les couches privilégiées... Le système
capitaliste n'aurait pas pu continuer à fonctionner et surtout
n'aurait pas pu prendre sa forme bureaucratique moderne, si la structure
hiérarchique n'était pas non seulement acceptée,
mais "valorisée" et "intériorisée"...
La seule "raison de vivre" que la société
est capable de proposer, le seul appât qu'elle offre, c'est
une consommation, donc un revenu, plus élevés. Dans
la mesure où les gens mordent à cet appât...
dans la mesure aussi où les illusions de la "mobilité"
et de la "promotion" comme la réalité de
la croissance économique, leur font voir dans les échelons
les plus élevés des niveaux auxquels ils aspirent
et espèrent de parvenir, ils attachent peut-être moins
d'importance aux différenciations de revenu qu'ils ne le
feraient dans une situation statique... Mais il y a aussi sans doute
un facteur plus profond et plus difficile à formuler qui
joue ici le rôle principal. Le triomphe de la bureaucratisation
graduelle de la société a été en même
temps, et nécessairement, le triomphe d'une représentation
imaginaire de la société... comme une pyramide ou
un système de pyramides hiérarchiques. Pour parler
brutalement, il semble pour ainsi dire impossible à l'homme
contemporain de se représenter une société
dans laquelle les individus seraient véritablement égaux
en droits et obligations... Chacun ne peut se représenter
soi-même, être quelque chose à ses propres yeux...
qu'en fonction de la place qu'il occupe dans une structure hiérarchique,
fût-ce même à un de ses échelons les plus
bas... Le système ne peut offrir aux hommes, pour masquer
le vide de la vie qu'il leur fait, que le hochet dérisoire
de la place qu'ils occupent dans la pyramide hiérarchique"
(PO 441-444).
Après avoir étudié la critique que fait CC
du système productif capitaliste, il est temps, à
présent, d'évoquer la seconde partie de la dimension
économique consacrée à la critique des "significations
imaginaires sociales" engendrées par le capitalisme.
2°) La critique des "significations imaginaires
sociales" du capitalisme.
Il convient avant toute analyse de préciser ce que l'auteur
entend par la notion de. "signification imaginaire sociale"
: "ce qui tient une société ensemble est évidemment
son institution... ce que j'appelle "l'institution de la société
comme un tout"... Il y a donc une unité de l'institution
totale de la société (qui est un)... tissu immensément
complexe de significations qui imbibent, orientent et dirigent toute
la vie de la société considérée et les
individus concrets qui corporellement la constituent. Ce tissu est
ce que j'appelle le magma des significations imaginaires sociales
parce qu’elles ne correspondent pas et ne sont pas épuisées
par des références à des éléments
“rationnels” ou “réels” et parce
qu’elles sont posées par création. Et je les
appelle sociales parce qu’elles n’existent qu’en
étant instituées et participées par un collectif
impersonnel et anonyme..." (DH 223-225)
Le capitalisme peut ainsi apparaître comme un "magma
de significations imaginaires sociales".
Pour étudier celles-ci, nous verrons dans une première
approche la critique de la rationalité du capitalisme puis,
dans une seconde approche, la remise en cause de ses "objectifs".
a) Capitalisme et rationalité : la fiction d'une
économie "rationnelle"
Pour aborder cette question nous étudierons dans un premier
temps la critique de la science économique et dans un second
temps la remise en cause de la technique.
-> Science économique et rationalité.
* CC pose ainsi le problème : "l'économie a
été considérée pendant deux siècles
comme le royaume et le paradis de la "rationalité"
dans les affaires humaines. Son thème est ce qui était
devenu l'activité centrale de la société ;
son propos de prouver (et pour les opposants, comme Marx, de réfuter)
l'idée que cette activité est accomplie de la meilleure
manière possible. dans le cadre du système social
et par son moyen... L'économie traitant de "quantités"...
(elle semble) se prêter à un traitement “exact"
et possible de l'application de l'instrument mathématique,
dont la formidable efficacité était démontrée...
en physique... Mais qu'est-ce que le "produit" et que
sont les "coûts" ? ... Le produit quelle qu'en soit
la définition est mesurable "instantanément"
au sens que l'on peut toujours sommer, pour l'ensemble de l'économie
et pour un moment donné, les quantités de biens produits
multipliées par les prix correspondants. Mais si les prix
relatifs et/ou la composition du produit changent (ce qui, en fait,
est toujours le cas) , les "mesures" successives effectuées
à des moments différents dans le temps ne peuvent
pas être comparées (pas plus que ne peuvent l'être,
et pour la même raison, les "mesures" effectuées
sur des pays différents). Rigoureusement parlant, l'expression
"croissance du PNB" (Produit National Brut) est privée
de sens, sauf dans le cas où il n'y a qu'une expansion homothétique
de tous les types de produits et rien d'autre... Il n'est pas d'avantage
possible de mesurer les "coûts" (puisque les "coûts"
de l'un sont pour la plupart des "produits" de l'autre)"
(DH 143-145).
Ainsi "l'analyse néo-classique est vide de signification
réelle parce qu'elle quantifie sans précaution des
phénomènes dont la quantification est impossible dans
l'état actuel de notre ignorance (les "quantités
de travail et de capital ne sont que collections d'objets hétéroclites
arbitrairement homogénéisés pour les besoins
d'une théorie simpliste malgré la complexité
de son appareil pseudo-mathématique)..." (CL 241-242)
* En effet, "l'imputation de parts à des "facteurs
de production" (travail et capital) implique des postulats
et des décisions qui dépassent largement le domaine
de l'économie. L’imputation des coûts à
un produit donné ne peut être effectué à
cause de divers types d'indivisibilités (que les économistes
classiques et néo-classiques traitent comme des exceptions,
cependant qu'elles sont partout présentes) et à cause
de l'existence "d'externalités" de toutes sortes
(ainsi, par exemple l'environnement est considéré
comme un "don gratuit de la nature" et le cadre social
comme "un don gratuit de l'histoire").... Derrière
tout cela se trouve l'hypothèse cachée de la séparabilité
totale, aussi bien à l'intérieur du champ économique,
qu'entre ce champ et les processus historiques, sociaux, ou même
naturels...
Mais, lorsqu'on abandonne cette hypothèse, l'idée
d'un calcul économique dans les cas non triviaux s'effondre
- et, avec elle, l'idée de la "rationalité"
de l'économie au sens admis du terme (comme obtention d'un
extrêmum ou d'une famille d'extrêmums), aussi bien au
niveau théorique (de la compréhension des faits) qu'au
niveau pratique (de la définition d'une politique économique
CC optimale")... Tout cela ne signifie pas que tout ce qui
se passe dans l'économie est "irrationnel" en un
sens positif encore moins qu'il est inintelligible ; mais que nous
ne pouvons pas traiter le processus économique comme un flux
homogène de valeurs, dont le seul aspect persistant serait
qu'elles sont mesurables et doivent être maximisées.
Ce type de "rationalité" est secondaire et subordonné...
Les facteurs qui, aujourd'hui, façonnent effectivement la
réalité... ne peuvent pas être soumis à
ce genre de traitement..." (DH 145-148).
* Cette analyse est également valable en ce qui concerne
l'étude économique du comportement individuel. Ainsi,
pour CC, "la totalité de la littérature économique
contemporaine s'appuie implicitement sur une psychologie du comportement
individuel qu'un feuilletoniste de 1850 aurait repoussé comme
trop sommaire : un individu n'agit jamais qu'en sachant parfaitement
ce qu'il veut et comment l'obtenir, et ne veut jamais qu'une chose,
maximiser son gain en minimisant son effort" (CL 187).
Pour terminer cette critique de la rationalité présumée
de la science économique, CC dénonce la prétendue
séparation des fins et des moyens : "l'attitude majoritaire
de l'économie académique consiste à affirmer
simultanément que le système existant est, à
quelques perturbations près, optimal, et que son rôle
à elle n'est pas de discuter des fins, mais des moyens...
La science économique serait donc une pure technique de calcul
généralisé, qui produirait des résultats
incolores si on lui foumissait des prémisses concernant les
fins à réaliser... La fallace de la séparation
des fins et des moyens est une des plus néfastes parmi toutes
celles qui dominent la scène contemporaine... La finalité
d'un système productif... est la production et la reproduction
du système social existant (dont la survie matérielle
des hommes... est simplement une condition nécessaire)...
L'économie ne peut ignorer la question des fins... Elle ne
peut être séparée absolument ni du reste des
disciplines anthropologiques, ni de la philosophie, ni de la politique
au sens vrai du terme" (CL 188-189).
On peut résumer ainsi l'attitude de l'auteur face à
la rationalité de la "science économique"
lorsqu'il écrit que "l'échafaudage des rationalisations
et des justifications de la "science écononomique"
s'est écroulé sous les coups des représentants,
les meilleurs, de cette même "science" pendant la
décennie 1930-1940 (Straffa, Robinson, Chamberlin, Kahn,
Keynes, Kalecki, Shackle et plusieurs autres). Que les saltimbanques
du "néo-libéralisme" aient réussi,
à la faveur de l'atmosphère politico-idéologique
des quinze dernières années, à déployer
un écran de fumée devant les ruines, devrait pouvoir
tromper des mauvais journalistes, non pas des penseurs.. L'économie
politique ne définit pas et ne peut pas définir un
concept de capital. Elle n'a rien à dire sur la répartition
du revenu national. Elle ne saurait jamais expliquer encore moins
justifier, la différenciation des salaires et des revenus
(cf. II) B) l°) b). ) Elle doit convenir qu'il n'y a pas, spontanément,
d'équilibre macro-économique et de plein emploi sous
le capitalisme... Elle présuppose - comme Marx - qu'une imputation
rigoureuse du produit aux différents "facteurs"
et "unités" de production est possible - alors
que cette idée est strictement privée de sens ce qui
détruit toute base pour une différenciation des revenus,
autre que les situations acquises et les rapports de force..."
(AAS 508).
Il est temps d'aborder à présent un second aspect
de cette critique de la rationalité du capitalisme via la
technique.
->Capitalisme, technique et rationalité.
* CC tient en premier lieu à dénoncer la position
qui déclare que la technique serait "pur moyen en lui-même
neutre quant aux fins... Cette position s'appuie sur deux fallaces
combinées : la fallace de la séparabilité totale
des moyens et des fins et la fallace de la composition... Ni idéalement,
ni réellement on ne peut séparer le système
technologique d'une société de ce que cette société
est... La séparabilité n'est qu'une hypothèse
de travail à validité locale et limitée"
(DH 148-150).
L’auteur poursuit : "La présentation de la science
et de la technique comme de purs et simples instruments, n'est pas
simple "illusion" : elle fait précisément
partie de l'institution contemporaine de la société.
C'est-à-dire, elle fait partie de l'imaginaire social dominant
de notre époque. On peut cerner cet imaginaire social dominant
en une phrase : la visée centrale de la. vie sociale c'est
l'expansion illimitée de la maîtrise rationnelle. Bien
entendu, lorsqu'on y regarde de près - et il n'est pas nécessaire
d'y aller très près pour le voir - cette maîtrise
est une pseudo-maîtrise, et cette rationalité, une
pseudo-rationalité. Il n'empêche que c'est celui-là,
le noyau des significations imaginaires sociales qui tiennent ensemble
la société contemporaine" (EA 22-23).
Ainsi "cette position de la technique comme fin en soi n'est
pas quelque chose que la technique pourrait, comme telle, poser.
Elle est une position imaginaire : la technique vaut aujourd'hui
comme ce pur délire social présentifiant le phantasme
de toute puissance, délire qui est, pour une grande partie
la "réalité" avec, mais surtout sans guillemets,
du capitalisme moderne... Toute technique "productive"
n'est telle que par rapport à des "fins" particulières
qui la déterminent et qu'elle détermine..." (IIS
359).
CC s'attache ensuite à montrer les liens entre technique
et économie "l'analyse néo-classique... en faisant
du choix des techniques une affaire purement économique...
cache deux facteurs essentiels : que le choix effectif n'est pas
le résultat d'une procédure de décision rationnelle
fondée sur une information parfaite et visant un objectif
bien déterminé (la maximisation du profit), mais se
fait, sur une information toujours imparfaite et "coûteuse"
à travers le processus sociologique de "décision"
au sein de la bureaucratie dirigeante des grandes entreprises modernes
... et qu'il n'y a pas ici d'approximation indéfinie de la
"solution optimale" par tâtonnements et erreurs
car cela présupposerait des conditions de continuité
qui n'ont pas de sens" (CL 241-242).
En outre "l'évolution de la technologie capitaliste
et son application dans la production se sont orientées dans
une direction bien définie : supprimer le rôle humain
de l'homme dans la production" (CL 242)
Après avoir critiqué avec l'auteur la première
"signification imaginaire sociale" que constitue la prétendue
rationalité du capitalisme, il reste à en étudier
la seconde qui s'identifie à ses "objectifs" ou
à ses "fins"
b) La critique des "objectifs" ou des "fins"
du capitalisme.
Dans cette critique des "objectifs" ou des "fins"
que poursuit le capitalisme nous évoquerons en premier lieu
la réflexion de CC sur la croissance et le développement,
puis en second lieu son analyse de la fabrication sociale des "besoins"
de consommation, nécessaire à cette même croissance.
->Croissance et développement : le mythe de l'expansion
illimitée.
L'auteur va d'abord tenter de situer la position du problème.
Il situe l'origine de cette question dans le culte du "progrès"
contemporain du XIXéme siècle pendant lequel les spectaculaires
avancées de la science et des techniques laissaient augurer
un "avenir radieux". Malgré la "crise du progrès"
consécutive à la première guerre mondiale et
aux troubles économiques et politiques des années
1930, le système sembla repartir définitivement après
1945. Ainsi "l'opinion officielle commença à
rêver que l'on avait enfin trouvé la clef des problèmes
humains : ... la croissance économique réalisable
sans difficultés grâce aux nouvelles méthodes
de régulation de la demande" (DH 132).
Toutefois, dès les années 1960, "à peine
la nouvelle idéologie était-elle mise en place qu'elle
était attaquée de divers côtés. Le système
social établi commença à être critiqué
non parce qu'il serait incapable d'assurer là croissance...
Mais parce qu'il ne se souciait que de la croissance et ne réalisait
que de la croissance" (DH 132).
Cependant, si l'on découvrait progressivement les conséquences
écologiques du "coût" de la croissance, il
n'existait pas de véritable remise en cause du système.
Ainsi, "les économistes découvrirent immédiatement
un terrain neuf et prometteur pour leurs délectables exercices
d'algèbre élémentaire - sans s'arrêter
une seconde pour remettre en question leur cadre conceptuel... La
question de l'environnement n'était discutée que du
point de vue des "coûts" et des "rendements"...
Même les réactions les plus "radicales" ...
n'ont pas, en réalité, mis en question les prémisses
les plus profondes des vues officielles... La réponse était
"pas de croissance" ou "croissance zéro"
(cf. 1972 : premier rapport du "Club de Rome"). Aucune
considération n'était accordée au fait que
dans les pays "développés", la croissance
et les gadgets étaient tout ce que le système pouvait
offrir aux gens et qu'un arrêt de la croissance était
inconcevable à moins que l'ensemble de l'organisation sociale...
ne subisse une transformation radicale" (DH 134-¬135).
Il est remarquable de constater, quasiment 20 ans après
(ce texte date de 1974) que nous sommes toujours dans la même
situation actuellement et que l'essor d'une écologie politique
n'a pas encore permis de bien voir que la critique du "productivisme"
ne peut que remettre en cause radicalement les fondements du système
capitaliste actuel.
* Après cette "généalogie" succincte
de la question, CC va s'attacher à mieux cerner ce qui incarne
la notion de développement, en tant que "signification
imaginaire sociale".
Ainsi, "l'Occident se pensait et se proposait comme modèle
pour l'ensemble du monde. L'état normal d'une société...
était la capacité de croître indéfiniment..
(Ainsi le problème des "PVD" - pays en voie de
développement - était l'existence "d'obstacles
au développement" économiques, sociaux, culturels...)
Mais qu'est ce que le développement ? Un organisme se développe
lorsqu'il progresse vers sa maturité biologique... Le développement
est le processus de réalisation du virtuel... En ce sens
le développement implique la définition d'une "maturité"
et au-delà, celle d'une norme naturelle : le développement
n'est qu'un autre nom de la "phusis" aristotélicienne...
"La nature est fin (telos)" dit Aristote. Le développement
est défini par le fait d'atteindre cette fin, en tant que
norme naturelle de l'être considéré... L'illimité,
l'infini, le sans-fin est de toute évidence non achevé,
imparfait, moins être. Ainsi pour Aristote, il n'y a qu'un
infini virtuel, pas d'infini effectif... Avec la religion et la
théologie judéo-chrétienne, l'idée de
l'illimité, du sans fin, de l'infini acquiert un signe positif
mais cela reste, pour ainsi dire, sans pertinence sociale et historique
pendant plus de dix siècles... Le changement survient lorsque
l'infini envahit ce monde-ci... L'émergence de la bourgeoisie,
son expansion et sa victoire finale marchent de pair avec l'émergence,
la propagation et la victoire finale d'une nouvelle idée,
l'idée que la croissance illimitée de la production
et des forces productives est en fait le but central de la vie humaine.
Cette "idée" est ce que j'appelle une signification
imaginaire sociale... Le développement historique et social
consiste à sortir de tout état défini, à
atteindre un état qui n'est défini par rien, sauf
par la capacité d'atteindre de nouveaux états. La
norme est qu'il n'existe pas de normes. Le développement
historique et social est un déploiement indéfini,
sans fin (aux deux sens du mot fin). Et pour autant que l'indéfinité
nous est insoutenable, la définitude est fournie par la croissance
des quantités" (DH 136-141).
Après avoir critiqué la notion de développement
et de croissance, CC analyse l'origine, la source de cette expansion
dans la fabrication sociale perpétuelle de nouveaux "besoins".
->La critique de la fabrication sociale illimitée
de nouveaux "besoins".
L'auteur constate que "bien évidemment, il n'existe
pas de "besoins naturels" de l'être humain, dans
aucune définition du terme "naturel" (excepté
bien sûr un nombre approximatif de calories assurant la survie
biologique de l'individu)... Toute société crée
un ensemble de besoins pour ses membres et leur apprend que la vie
ne vaut la peine d'être vécue, et ne peut être
matériellement vécue que si ces besoins-là
sont "satisfaits" tant bien que mal. Quelle est la spécificité
du capitalisme à cet égard ?
En premier lieu, c'est que le capitalisme n'a pu surgir, se maintenir,
se développer, se stabiliser (malgré et avec les intenses
luttes ouvrières qui ont déchiré son histoire)
qu'en mettant au centre de tout, les besoins "économiques".
Un musulman ou un hindou, mettra de côté de l'argent
toute sa vie durant, pour faire le pèlerinage de la Mecque
ou de tel temple ; c'est là pour lui un "besoin".
Cela n'en est pas un pour un individu fabriqué par la culture
capitaliste : ce pèlerinage, c'est une superstition ou une
lubie. Mais pour ce même individu, ce n'est pas superstition
ou lubie, mais "besoin" absolu, que d'avoir une voiture
ou de changer de voiture tous les 3 ans ou d'avoir une télévision
couleur dès que cette télévision existe.
En deuxième lieu, donc, le capitalisme réussit à
créer une humanité pour laquelle, plus ou moins et
tant bien que mal, ces "besoins" sont à peu près
tout ce qui compte dans la vie.
Et, en troisième lieu - et c'est un des points qui nous
séparent radicalement d'une vue comme celle que Marx pouvait
avoir de la société capitaliste -, ces besoins qu'il
crée, le capitalisme, tant bien que mal et la plupart du
temps, il les satisfait.. Comme on dirait en anglais : "He
promises the goods, and he delivers the goods". La camelote,
elle est là, les magasins en regorgent - et vous n'avez qu'à
travailler pour pouvoir en acheter. Vous n'avez qu'à être
sages et à travailler, vous gagnerez plus, vous grimperez,
vous en achèterez plus, et voilà. Et l'expérience
historique est là pour montrer qu'à quelques exceptions
près, ça marche : ça produit, ça travaille,
ça consomme, et ça remarche.
A cette étape de la discussion, la question n'est pas de
savoir si nous "critiquons" cet ensemble de besoins d'un
point de vue personnel, de goût, humain, philosophique, biologique,
médical ou ce que vous voudrez. La question porte sur les
faits, sur lesquels il ne faut pas nourrir d'illusions. Brièvement
parlant, cette société marche parce que les gens tiennent
à avoir une voiture et qu'ils peuvent en général
l'avoir, et qu'ils peuvent acheter de l'essence pour cette voiture.
C'est pourquoi, il faut comprendre qu'une des choses qui pourraient
mettre par terre le système social en Occident, ce n'est
pas la "paupérisation" absolue ou relative, mais
par exemple le fait que les gouvernements ne puissent plus fournir
aux automobilistes de l'essence... Cette société ne
pourrait probablement pas continuer si on lui assurait pas ce ronron
de la consommation croissante..." (EA 31-35).
Conclusion :
On peut terminer l'exposé d'autonomie individuelle et collective
de CC par la citation suivante : "Il me semble que l'on peut
observer dans l'histoire de la société moderne, une
sorte d'évolution du champ sur lequel ont porté les
mises en cause, les contestations, les révoltes, les révolutions...
Le mouvement ouvrier a mis en cause, dès le départ,
l'ensemble de l'organisation de la société, mais d'une
manière qui, rétrospectivement, ne peut nous manquer
de nous apparaître comme quelque peu abstraite. Ce que le
mouvement ouvrier attaquait surtout, c'était la dimension
de l'autorité... Même sur ce point il laissait dans
l'ombre, c'était quasiment fatal à l'époque,
des aspects tout à fait décisifs du problème
de l'autorité et de la domination, donc aussi des problèmes
politiques de la reconstruction d'une société autonome.
Certains de ses aspects ont été mis en question par
la suite ; et surtout, plus récemment, par le mouvement des
femmes et le mouvement des jeunes, qui ont attaqué les schèmes,
les figures et les relations d'autorités tels qu'ils existent
dans d'autres sphères de la vie sociale. Ce que le mouvement
écologique a mis en question, de son côté, c'est
l'autre dimension : le schème et la structure des besoins,
le mode de vie... Ce qui est en jeu dans le mouvement écologique
est toute la conception, toute la position des rapports entre l'humanité
et le monde, et finalement la question centrale et éternelle
: qu'est-ce que la vie humaine ? Nous vivons pour quoi faire ?"
(EA 36-37).
Conclusion générale.
Dans un premier point de cette conclusion finale de ce mémoire
j'expliciterai la démarche qui m'a conduit à élaborer
ce travail sur Comélius Castoriadis (J'emploie ici le "Je"
non pour étaler mon "ego" que je sais, ô
combien, haïssable, mais pour assumer "ma" subjectivité,
ce qui est à "mon" avis une attitude bien plus
saine que celle qui consiste à se cacher derrière
des formules impersonnelles pour mieux masquer ses a-priori idéologiques.
"Je" suis pleinement persuadé qu'on ne peut approcher
d'une certaine "objectivité" qu'en montrant "au
grand jour" sa subjectivité).
Je pourrai ainsi tenter de "justifier" la tournure qu'a
pris ce mémoire, en essayant de répondre par avance
aux critiques que je sens poindre. Dans une seconde partie, je veillerai
à donner aux lecteurs et lectrices éventuels qui veulent
aller plus loin, une bibliographie sommaire d'ouvrages ayant - à
mon humble avis - une parenté "d'esprit" ou de
démarche avec celle de CC.
1. - Tentative de justification de la démarche adoptée.
On pourrait me reprocher - à juste titre - de n'avoir effectué
qu'une sorte de "compilation" des textes de CC sans avoir
à aucun moment, critiqué sa pensée. A cela,
je répondrais qu'en premier lieu, je partage "grosso
modo" l'ensemble des analyses de l'auteur. En outre, au delà
peut-être d'un manque d'expérience évident pour
ce genre de travail (entraînant notamment une "course-à-la-montre"
finale peu propice au commentaire critique) et de mes limites intellectuelles
personnelles, j'ai choisi délibérément de laisser
la parole à CC, car je crois profondément qu'un contact
direct avec un auteur, quel qu'il soit est toujours préférable
à la lecture plusieurs fois "pré-digérée"
d'une oeuvre quelconque.
Je rappelle, enfin, que l'objectif principal de ce mémoire
est de montrer la richesse de la pensée d'un homme dont on
n'a pas encore reconnu, me semble-t-il l'apport inestimable.
J'espère avoir contribué, aussi peu que ce soit ,
étant donné le cadre limité de diffusion de
ce mémoire, à une telle reconnaissance.
Je terminerai la conclusion de ce travail en indiquant les ouvrages
qui me semblent compléter la réflexion de CC sur l'élaboration
d'un projet d'autonomie individuelle et collective.
2. - Petite liste - non exhaustive - d'ouvrages pouvant compléter
la lecture de CC.
Il est évident que la pensée d'un seul homme, bien
que riche et féconde, ne saurait aborder tous les domaines
de la connaissance d'une façon exhaustive. J'ai donc effectué
une petite bibliographie d'ouvrages apportant un éclairage
critique sur le monde contemporain. Ils possèdent, bien que
très divers, l'ambition de remettre en question les idées
reçues, ce qui est à mon avis, une attitude très
salutaire en soi, pour la "bonne santé" des individus
et des sociétés :
1) Dans le domaine politique
->Sur la critique du marxisme
* Une introduction à l'oeuvre de Proudhon:
1984: Pierre Ansart "Proudhon : Textes et débats"
(Le livre de poche T et D 42.5009)
*Une analyse originale de Marx et du "socialisme réel"
1990 : Michel Henry "Du communisme au capitalisme:
théorie d'une catastrophe" éd. Odile Jacob.
Une approche intéressante du "philosophe pour classes
terminales" à tort sous-estimée
1951 Camus "L'homme révolté" (Folio Essais
N' 15)
-> Sur l'écologie :
1977 René Dumont "Seule une écologie socialiste"
(Robert Laffont)
1990: Hans Jonas "Le principe responsabilité"
Ed. du Cerf
(1979 pour la version originale en allemand).
->Sur la démocratie grecque :
1976 : Moses 1. Finley "Démocratie antique et démocratie
moderne" (Petite bibliothèque Payot N' 35)
2) Autres domaines.
-> Sur le système éducatif
1971 Ivan Illich "Une société sans école"
(Points/Seuil civilisation 117)
-> Sur le système médical
1975 Ivan Illich "Nemesis médicale" (Points/Seuil
civilisation 122)
-> Sur l'univers carcéral
1993: Albert Jacquard "Un monde sans prisons ?" (Points/Seuil/Virgule
V 124)
-> Sur la non-violence
1981 : Jean-Marie Muller "Stratégie de l'action non-violente"(Points/Seuil
Politique 109)
Je renvoie également à l'ensemble des travaux de
Pierre Clastres, Edgar Morin, Michel Foucault, Jean Baudrillard,
Herbert Marcuse et Félix Guattari.
Notes :
( 1) Notamment les "Compilations" d'articles que constituent
"Les carrefours du Labyrinthe" (I, II et III).
(2) La logique ensidique est un diminutif employé par CC
lui-même pour désigner la logique "ensembliste-identitaire"
(cf. l'introduction au 2°) Penser le social-historique legein
et teukhein).
(3) Une des idées forces de CC est que la véritable
contradiction ne réside pas entre l'individu et la société,
mais entre la psyché et le social. Toutefois même dans
cette conception, les deux dimensions du réel restent indissociables.
(4) Cf. Freud "L'hérédité et l'étiologie
des névroses"/"Nouvelles observations sur les psychonévroses
de défense".
(5) cf "Psychanalyse" et "Théorie de la libido"
repris dans "Histoire de la psychanalyse" sous la direction
de Roland Jaccard (Tome 1) Hachette (1982) Edition "Le livre
de poche" N' 4025 (p. 167).
(6) Idem
(7) Ibidem p. 8
(8) CC "fera pertinemment remarquer à ce sujet que
Lénine invente le taylorisme dans "Que faire ?"
en 1902, 4 ans avant le livre de Taylor (1906) (cf. MM 162).
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